Je veux dédier cette nouvelle au vrai Aboubakar Tchindo,
aux siens, et aux gens du Quartier de la Briqueterie
de même condition que lui.
Ces hommes sourient lorsqu'ils entendent parler
des millions consacrés, en Afrique, à combattre le sida.
Chez eux on meurt beaucoup plus du paludisme,
bien que nous sachions le guérir et nous en prévenir.
Et pourtant ils semblent, parfois, bien plus heureux que nous.

Paris.
Les boulevards extérieurs entre la porte de Clichy et celle de Saint-Ouen. Quasiment pas de circulation et peu de voitures stationnées ; les trottoirs sont étrangement vides, le caniveau est accessible presque tout au long du boulevard, comme on ne le voit jamais. Les parisiens sont probablement en vacances. C'est le crépuscule d'une journée humide de fin d'hiver, peu clémente. Le scooter file, de toute la hargne de ses cinquante centimètres cube sur la chaussée mouillée et grasse de la ville. Son pilote, casque au guidon, savoure les slaloms agiles qu'il impose à sa machine entre les pointillés de la bande blanche. Un grand sourire épanouit son visage satisfait.

Mais "attention", pense-t-il, car la porte de Saint-Ouen approche. "Ralentir et mettre le casque ! Les flics rôdent souvent par ici". La police est un peu rigide à Paris. Pas moyen de discuter comme au Pays, pas question de "cadeau" ou de "bakchich", et encore moins de faire la sourde oreille, ou un geste signalant qu'on est pressé. Ici l'on crie immédiatement au délit de fuite, à l'outrage à je-ne-sais-qui dans l'exercice de ses fonctions. Tout est sérieux, ici, tout est grave. Pas uniquement la police, d'ailleurs.
On ne plaisante pas en France !
Mais en contrepartie, il y a du travail pour qui veut travailler. Tout est fait pour y encourager, depuis les voisins ou les collègues par leurs comportements, en passant par la ville avec ses vitrines garnies, jusqu'aux salaires, certains et plus que confortables. De plus, on trouve de la nourriture en abondance, le confort même chez les plus indigents, sans parler de l'ordre, de la sécurité...

Aboubakar Tchindo, d'un doigt élégant et étudié, ferme la boucle du casque sous son menton. Il libère la poignée des gaz et freine progressivement. Le feu est rouge et il compte le respecter.

Fils de Tchindo Aboubakar, petit-fils d'Aboubakar Tchindo, arrière-petit-fils de Tchindo Aboubakar et ainsi de suite, Aboubakar se met à penser aux siens, à sa mère, ses frères et sœurs, ses cousins et toute la famille du Quartier. Il songe à son père, mort il y a plus de trois ans. Son "paternel" avait vécu pauvre toute sa vie, préférant malgré les privations, la simplicité et la modestie aux travaux ingrats. Et son grand-père avait été comme son père : même laisser-aller un peu fataliste et néanmoins léger, comme insouciant.

Le scooter double le feu devenu vert et traverse l'avenue qui conduit à la Fourche. Juste après le feu suivant, il vire à droite, dans une petite rue où la nuit semble être tombée plus tôt qu'ailleurs.
La rue Vauvenargues.

Aboubakar comprend très bien les siens ; il ne critique pas. Il connaît trop bien son Afrique, et il l'aime tant. Mais son ambition n'est pas là ; il veut s'en sortir, il est jeune, en bonne santé, il est capable ! Il veut s'extraire de sa condition car il a goûté au confort de l'argent. Juste avant la mort de son père, pendant un mois et demi, il a été chauffeur à la Banque des États d'Afrique Centrale, et depuis, il sait ce qu'être riche veut dire. Depuis cette époque, il sait ce qu'il veut !
A force de volonté, il y parvient ; depuis trois ans qu'il s'échine, trois longues années pendant lesquelles il n'a pas revu les siens... Maintenant il voit qu'il atteint son but. Aboubakar Tchindo se sent heureux, même s'il pense souvent à sa mère et sa famille, et bien qu'il regrette la moiteur dense des journées tropicales et les grosses pluies nocturnes.
Une voiture descend la rue en face de lui. Un camion se trouve stationné contre le trottoir de droite, laissant peu de place sur la chaussée. Aboubakar hésite. Bah ! La voiture se poussera un peu, et puis le scooter sait se faufiler partout. Il contemple les cadrans du guidon. L'aiguille chatouille le cinquante et le compteur indique à peine trente-deux : la machine est toute neuve. Le réservoir est plein. Aboubakar soupire de contentement. Les témoins lumineux indiquent qu'il a bien éteint son clignotant après avoir tourné. N'avait-il pas oublié de l'allumer, d'ailleurs ?
Quelque chose attire subitement son attention, juste à sa droite.

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Pascale conduit toujours très prudemment, surtout la nuit dans ce quartier. Les petites rues bordant les boulevards extérieurs sont étroites et mal éclairées, leurs pavés sont souvent déchaussés.

Pascale est une jeune femme simple et gentille, mais peut-être un peu trop effacée. Bien que parisienne depuis plusieurs années, elle n'a jamais voulu s'attacher à la grande ville ; à moins qu'elle n'ait pas su. Elle travaille dans une petite imprimerie, peut-être un peu trop à son goût, mais pourquoi pas ? En ce moment, elle ignore ce qu'elle veut vraiment. D'ailleurs, elle ne cherche pas. Chercher quoi ? Autant travailler, donc. Elle n'est pas ambitieuse, du moins professionnellement parlant. Son travail lui plaît, il est varié : du commercial, de l'organisation, de la gestion et de la création en P.A.O1. Un peu de tout, et jamais trop de chaque chose.
Tout va bien... Mais elle sait qu'un jour elle décidera d'arrêter ; elle prendra une toute autre direction. Tout bêtement à cause d'un homme, peut-être, ou plutôt grâce à lui ? Il lui semble, a priori, que le changement se produira ainsi. Sans doute voudra-t-elle un jour des enfants. Sûrement ! Cela, elle le sent, mais aujourd'hui, elle n'est pas prête.
Pascale a vingt-sept ans. Elle a gâché sa vie d'étudiante trop sérieusement avec des études de comptabilité. A Rouen. Elle a même commencé à travailler dans l'administration avant de s'apercevoir qu'elle se trompait ; après quelques mois seulement, passés dans un bureau sinistre, elle a démissionné, fait ses bagages et ses adieux à ses parents, pour suivre un copain à Orléans. Là-bas, elle a repris ses études, mais en histoire de l'art cette fois. La peinture et le dessin l'attiraient, mais elle n'osait franchir le pas, malgré les encouragements de son ami. Puis ils se sont quittés. Et elle est venue à Paris.
Depuis, elle est restée seule la plupart du temps. Aucune relation sérieuse ; quelques flirts au début, ainsi que des amitiés dont certaines lui avaient fait espérer un peu plus. Mais tout cela restait tiède, et pourtant, curieusement, lui convenait pour l'instant.
Elle avait eu un beau coup de foudre, cependant, et complètement inattendu. Alexandre, la trentaine, s'était retrouvé plongé dans le monde de l'informatique un peu par hasard. Il avait fait les Beaux-arts à Toulouse, puis un peu de décoration jusqu'à vingt ans : faux-marbres, frises et reproductions de peintures. Enfin, il était "monté" à Paris, encore par hasard, où un ami l'avait assis devant un micro-ordinateur, avec les manuels. Alexandre fut vite séduit par l'outil. Un an après, il faisait de la typographie et de l'image dans une entreprise d'informatique, et trois ans plus tard, de la formation sur des logiciels divers.
Pascale l'avait connu ainsi. Elle envisageait de se mettre à la P.A.O et avait suivi un stage dont Alexandre avait été l'animateur. Une belle aventure avait commencé, mais aussitôt avortée parce qu'Alexandre était parti en Afrique pour son travail. Ils se connaissaient trop peu encore, et elle n'avait pas voulu croire en lui parce qu'il partait ; quant à lui, il n'avait rien voulu lui promettre, leur relation lui semblant trop jeune. Il pensait que leur aventure ne survivrait pas à un mois et demi de sommeil.
Il lui avait écrit, une seule fois. Une lettre dans laquelle il racontait vaguement les formations très scolaires avec ses élèves, des cadres de la B.E.A.C. Puis il décrivait longuement Yaoundé, dénonçait l'injure du quartier riche faite aux quartiers pauvres, racontait le pays étonnant et les chaleureux villages alentours. Mais il n'avait pas parlé d'eux, ni d'elle ni de lui. Pas un mot. Comme elle s'y attendait, il n'avait pas osé.
Ils ne s'étaient donc pas retrouvés après son retour. Ils s'étaient perdus de vue, et la routine avait repris son cours, confortable et sans surprise, sans promesse aucune.

Un feu rouge la tire de ses pensées. Une voiture arrive en face d'elle. Pascale ralentit progressivement. Un des deux phares est mal réglé ; braqué sur elle, il l'éblouit un instant. La jeune femme freine encore et attrape le volant à deux mains. Subitement, l'intensité du phare baisse et elle réalise qu'elle s'est trompée. Il s'agit de deux motos et non d'une voiture, car les deux phares se sont rapprochés l'un de l'autre. En fait, les deux motos se suivent, une petite devant et une grosse derrière.
La grosse semble s'impatienter ; elle penche d'un côté puis de l'autre. La petite moto est un scooter qui roule au milieu de la chaussée, à cause d'un camion mal garé. Pascale serre de son mieux le trottoir pour qu'il puisse la croiser sans risque.
Brusquement, derrière le scooter, le motard fait un bond. Sa roue avant décolle du sol et il se rapproche dangereusement du scooter. Il le serre, il est à deux doigts de lui. Il est dingue, les motards sont fous ! Il double le scooter par la droite, de tellement près qu'elle croit qu'ils vont se toucher.
Mais, que se passe-t-il ? Le scooter fait un violent écart sur la gauche, il fonce droit sur elle ! La jeune femme écrase le frein. Les pneus hurlent. Le scooter redresse brusquement, mais il glisse sur la chaussée et son pilote est éjecté de la selle. Il tombe ! Pascale pousse un cri au moment où la grosse moto la croise en rugissant.
A quelques mètres devant ses roues, elle voit l'homme, jeté au sol et emporté par son élan, qui roule sur lui-même. Échappés du coffre du scooter, des livres s'éparpillent dans la rue. Une écharpe de couleurs vives se déroule sur l'asphalte et une chaîne d'antivol est jetée en l'air avant de retomber lourdement. Des morceaux du deux-roues se détachent et sont projetés en tout sens. Le scooter glisse vers le trottoir d'en face et le percute. Le choc est si violent qu'il décolle et fait plusieurs tonneaux dans le vide. La jeune femme se crispe, elle donne par réflexe un coup de volant qui l'éloigne du trottoir. Du coin de l’œil, elle voit encore le scooter s'écraser contre le mur et retomber sur le sol.
Puis elle aperçoit le pilote. Son casque est blanc et cogne sur le goudron. Encore sous le choc, il fait des mouvements bizarres avec les bras et les jambes. Il essaye de se redresser. Elle voit son visage, terrorisé. C'est un noir, il la regarde, il est blessé à la joue et sa main est pleine de sang. Pascale sent que la voiture dérape, mais elle ne lâche pas le frein et l'écrase plus encore, au contraire. Elle donne un autre coup de volant vers la droite, pour éviter l'homme, mais elle perd complètement le contrôle de la voiture. Le noir est sous ses phares, il disparaît sous le capot.
Pascale rentre la tête entre les épaules, et, d'une façon étrangement lucide, se met à attendre le choc. Dans une seconde, dans une fraction de seconde mais qui s'éternise, comment va-t-elle le sentir ? Ce sera peut-être juste une secousse dans le volant, ou bien, au contraire, une embardée terrible. Elle a l'impression qu'elle ne perçoit plus aucun son et que tous les mouvements se décomposent pour lui laisser le temps de les voir. Elle aperçoit encore, devant le capot, un peu sur le côté, une jambe qui donne une brusque détente dans le vide. Elle ferme les yeux. Et le bruit sec, atroce, claque !
Elle regarde : une main, un bras surgissent et disparaissent aussitôt. La voiture a comme un monstrueux hoquet. Pascale entend des bruits sourds juste sous ses pieds, et chaque bruit, elle le sent à travers le plancher. La voiture saute encore et la jeune femme ne comprend plus rien, s'agrippe au volant en criant. Les choses vont soudain trop vite, accélérées, cette fois. La voiture cogne encore, bascule, glisse et enfin s'arrête. Le moteur cale.
Reste le silence.
La jeune femme redresse la tête, lentement, et ouvre les yeux. Elle n'ose même pas respirer. La voiture est de travers, à cheval sur la chaussée et le trottoir. Pascale a glissé de son siège vers le sol ; elle se retrouve presque accroupie.
Elle lève les yeux, et le miroir du rétroviseur lui montre l'homme, étendu dans une position toute tordue. Il bouge ! Il essaye de ramener ses jambes contre lui. Un membre tremble, se plie lentement, puis le deuxième à son tour. Mais soudain, il s'arrête et ne remue plus.
Pascale reste immobile. Recroquevillée au pied de son siège, elle ne quitte pas le rétroviseur du regard. Elle espère que l'homme va bouger encore, elle ne veut pas qu'il soit mort.

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Garoua.
Las des méfaits de la rébellion, Tchindo Aboubakar avait quitté les rives du lac Tchad avec sa famille et tous ses biens. Lentement, au pas du troupeau, il était descendu vers le Sud. Le Cameroun avait bien voulu accueillir ces immigrés, pour la plupart des Peuls, originaires du Nigeria.
Garoua était isolée au milieu d'une savane semi-aride, dans une immense plaine extraordinairement plate. De quelque côté que se tourna Tchindo, l'horizon semblait très éloigné. Au Sud s'élevaient de hautes montagnes. Était-ce l'Adamaoua2 qu'il voyait déjà ? Pourtant il avait appris, en arrivant à Garoua, que N'Gaoundéré était à plus de quarante jours de marche, avec femmes et bêtes. Et N'Gaoundéré, qui se trouvait dans les montagnes, était sur la route du Sud, lui avait-on dit. Sur leur chemin.
Tchindo Aboubakar avait convaincu ses frères de s'arrêter quelques jours, car sa femme, enceinte, voyait son jour approcher. Il avait préféré que son enfant naisse ici, parce qu'il y avait l'eau de la rivière, parce qu'il y avait la ville et un hôpital.
Ses frères avaient hésité :
- Même s'il y a un problème, tu n'as pas l'argent !
Mais Tchindo avait insisté. On ne savait jamais ; une infirmière aurait peut-être accepté de donner des soins en échange de chèvres ou de moutons, plutôt que de monnaie. Tout se marchande.
Ils étaient arrivés depuis trois jours. Cherchant un endroit où s'établir provisoirement, on leur avait indiqué l'aérodrome. En face du bâtiment officiel, de l'autre côté de la piste, ils avaient trouvé les traces d'un campement abandonné récemment par d'autres exilés.
Son fils était né le cinquième soir. Il l'avait appelé Aboubakar Tchindo, du nom de son propre père, tout comme lui-même portait celui de son grand-père. C'était ainsi depuis toujours.
Puis, Tchindo et les siens s'étaient encore attardés quelques jours après la naissance de l'enfant. Ils avaient tué quelques bêtes et avaient festoyé, pour l'occasion, puis ils avaient repris la route du Sud, lentement. Ils voyageaient comme l'avaient toujours fait, autrefois, leurs ancêtres nomades. Mais eux, n'étaient plus des voyageurs ; ils cherchaient seulement la forêt et la terre riche. Et la ville : Yaoundé.
Ils avaient fini par y parvenir, et Aboubakar Tchindo, petit enfant, s'était adapté aux bidonvilles. Son père avait troqué les bêtes contre une cabane noyée dans le labyrinthe du Quartier3. Il s'était mis à travailler pour nourrir les siens. Tous les matins, il partait cultiver un petit carré de terre qu'on lui prêtait, puis passait l'après-midi à la maison pendant que sa femme vendait au marché.
Enfant, Aboubakar n'avait jamais vraiment accepté la ville, avec le contraste des miséreux et des riches, avec l'agressivité entre les ethnies4, exacerbée par la promiscuité et le besoin. Le banditisme et l'insécurité des Quartiers rendaient la nuit effrayante à ses yeux ; dans le bidonville, on tue pour un paquet de cigarettes, pour une montre ou pour une paire de chaussures.
L'adolescent avait regretté la savane et les grands espaces à peine entrevus, perché sur le dos de sa mère. Il avait rêvé du Nord dont son père lui parlait, un Nord qu'il n'avait pas connu, un Nord imaginé comme un lieu mythique. Il regrettait la vie paysanne qu'il supposait dure mais simple, "propre".
Le jeune homme avait fini par accepter Yaoundé, il s'y était battu, il y avait aimé, y avait pleuré. Il avait appris le bonheur de vivre, comme tout le monde, mais il pensait alors que c'était un bonheur volé, arraché à la vie avec la misère pour adversaire.
Pourtant, autour de lui, la moindre anecdote était prétexte au rire. Témoin ce piéton, fauché par la corde tendue entre deux voitures dont l'une remorquait l'autre. Le conducteur n'avait pas prévu qu'au carrefour, le câble bien trop long balayerait le trottoir lorsqu'il tournerait. Ainsi un homme était mort, on ne savait trop comment. Mais le fait qu'une corde toute bête ai pu le tuer, et d'une façon aussi cocasse, avait fait rire tout le monde : il était vivant, et hop, le voilà mort !
Rires encore, un jour où à l'ombre d'une buvette où il ne consommait pas, Aboubakar vit un camion grimper laborieusement la côte. Son chauffeur voulut faire une halte pour se désaltérer. Il arrêta son véhicule devant la buvette et, comme il n'avait pas de freins, cala une roue avec une partie de son chargement. Malheureusement, il s'agissait d'énormes glaçons, choses qu'il n'avait jamais vues.
- C'est froid ! Aïe, que c'est froid ! cria-t-il en s'abritant du soleil de midi.
Bien entendu, le glaçon fondit dans son dos, et le camion dévala la pente jusqu'au croisement, tout en bas, où il provoqua une jolie catastrophe. Tout le monde rigolait, chauffeur y compris. Il n'avait pas encore réalisé qu'il venait de perdre son travail, et qu'il ferait mieux de disparaître dans la nature.

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Paris.
Emportée par son élan, la moto rouge a manqué sa sortie porte de Saint-Ouen. Mais, d'un saut, elle a rejoint la porte suivante, puis a quitté le périphérique pour emprunter l'avenue qui mène à la porte de Clichy. D'une pointe sur le boulevard Bessières, elle a rattrapé son erreur et rejoint la porte de Saint-Ouen.
Le feu est orange. Il vire au rouge pile à l'instant où la moto, dans un grondement sourd, le dépasse. Le motard traverse le large carrefour sous le nez d'une voiture qui s'apprête à démarrer. Le visage surpris de son conducteur s'imprime dans la rétine du motard, comme un arrêt sur image, un instantané figé quelques seconde dans sa mémoire visuelle, et aussitôt remplacé par un autre. Toute la ville lui apparaît ainsi, lente ou immobile alors qu'il est si rapide, lourde et endormie alors qu'il est si puissant et si vif.
Le motard incline sa machine, vire à la corde et pénètre dans la rue sombre et étroite. Le panneau blanc "Mairie du XVIII°" reflète un instant l'éclair brutal de son propre phare.
Mais il doit freiner : un scooter - un jouet - est devant lui, et une voiture vient en face. Impossible de doubler, le scooter occupe le milieu de la chaussée ; pas la place. Passer à droite ? Non plus... Si ! Un véhicule est stationné mais il est encore à plusieurs mètres ; c'est un camion. En serrant de près et sans perdre une seconde, on passe. Le scooter n'a rien vu, on va le faire sursauter !
C'est le grand jeu, ça : doubler en trombe et frôler celui qui ne s'y attend pas. Go !
La moto rouge jappe comme un grand chien impatient et s'élance en hurlant. La roue avant décolle un brin, on passera de justesse ! A peine deux ou trois mètres entre le hayon du camion garé et le scooter. Les phares de la voiture qui approche baignent la scène. Une série d'images-clichés sautent aux yeux du motard : le reflet d'un cataphote du camion à éviter ; la caisse noire fixée au porte-bagages du scooter, qui passe à deux doigts du guidon. Le type au scooter, un "black", tourne la tête mais sans réaliser encore. Les deux rétros claquent l'un contre l'autre. Le scooter fait un brusque écart vers la gauche, trop brusque, le con ! On rentre le genou pour éviter de cogner l'arrière du camion stationné. On passe, on est passé !
Mais il y a eu un coup de frein : c'est le véhicule qui vient sur l'autre file. L'embardée du "black" l'a surpris. Un coup d’œil : c'est une jeune femme qui agrippe son volant des deux mains, penchée en avant. Sa bouche est grande ouverte et ses yeux écarquillés. Un regard dans le rétro : Le noir, qui a voulu redresser son mouvement, s'est penché par réflexe du côté droit. Mais le scooter s'est affalé sur la chaussée et il dérape vers le trottoir d'en face. Le noir est tombé. Il roule sur lui-même. Le motard voit des bras et des jambes en désordre, le casque blanc qui cogne sur le goudron plusieurs fois. "Merde, c'est sérieux !" réalise-t-il.
Le scooter continue de glisser sur sa coque en plastique. Il se retrouve sur la voie d'en face et la voiture donne un coup de volant pour l'éviter. Le guidon se tord, des morceaux éclatés se détachent de la machine et volent : un clignotant, les rétroviseurs. La caisse noire se brise et s'ouvre ; des bouquins et des magazines s'éparpillent sur la chaussée, avec un antivol et une longue écharpe aux couleurs "rasta" qui se déroule mollement sur la route.
Le scooter percute violemment le caniveau de l'autre côté, et de son propre élan se redresse, ou plutôt décolle. Suspendu en l'air, il traverse le trottoir en exécutant un tonneau, enchaîne sur une figure tordue, mi-pirouette, mi-culbute, et enfin s'écrase avec fracas sur le mur gris d'un vieil immeuble avant de s'effondrer sur le trottoir.
Le motard s'est arrêté. Lorsqu'il regarde de nouveau derrière lui, les feux d'arrêt de la voiture, rouges, l'éblouissent. Elle est en plein milieu de la chaussée. Elle va écraser le "black". Le motard ne voit pas son visage caché par le véhicule. Ses jambes se replient, il veut se redresser. La voiture a les quatre roues bloquées, le caoutchouc crisse contre l'asphalte. Un bruit sec claque mais le motard ne voit rien : le casque, peut-être, contre le capot ? Le black est projeté en arrière, une jambe se lève. La voiture l'écrase et fait une embardée. Le corps, brisé, est ballotté entre les roues avant et arrières, puis il est écrasé de nouveau et la voiture saute encore, dérape, grimpe le trottoir puis s'arrête enfin. Le moteur cale. Silence.
Le noir se retrouve couché au milieu de la rue, dans une position bizarre. Il se replie sur lui-même, il veut se mettre en boule, mais il meurt avant d'avoir pu ramener ses jambes contre lui.

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Yaoundé.
Aboubakar Tchindo avait à peu près vingt ans5. Il travaillait parfois, à la journée, parce que ses parents le poussaient tous les matins à la rue :
- Va chercher le travail ! lui disait sa mère. Rentre ce soir avec quelque chose !
Aboubakar s'exécutait, mais il manquait de conviction. Sans relation, sans un cousin bien placé, il n'avait aucune chance de décrocher un travail qui ne soit pas ingrat. Il était tout au bas de l'échelle, et à moins d'une opportunité tout à fait improbable, il y resterait.
Une seule passion : le football. Son équipe s'appelait T.K.C. Les trois lettres décoraient le volet et les murs branlants d'une buvette du Quartier, comme un énorme graffiti à la chaux. Aboubakar rêvait d'être professionnel du ballon.
Mais tous les matins il allait sur la place de la mosquée, et avec une dizaine d'autres, jeunes et vieux, il attendait le travail. Quand on lui en proposait, il partait à la tâche sans même savoir combien on le payerait. Avec l'expérience, il avait appris à éviter les patrons malhonnêtes, ceux qui saisissaient le moindre prétexte, en fin de journée, pour refuser de donner le salaire.
Au milieu des autres, il épiait les employeurs, espérait de nouvelles têtes, qui, peut-être, venaient de la part d'un blanc. Les blancs payent toujours mieux ; en tous cas, ils sont plus corrects.

Une femme vint, un jour où à cause de la pluie ils n'étaient que trois à faire le piquet. Ils la connaissaient ; elle possédait des voitures qu'elle louait, avec chauffeur, aux sociétés ou aux particuliers.
Elle demanda :
- Qui sait conduire ?
Tous trois s'avancèrent, bien entendu. Mais le plus vieux ayant la priorité, la femme s'approcha de lui. L'homme gardait les yeux baissés, ce que voyant, la femme se méfia :
- Regarde-moi, mon ami ! Si tu veux travailler, tu dois me regarder bien droit.
Le vieil homme leva le menton. Il avait un œil tout blanc, et l'autre de travers.
- Ah, non ! Mon ami, je n'ai pas le travail pour toi !
Elle se tourna vers le suivant :
- Madame, donne-moi le travail, j'ai la femme et les enfants. J'ai trois enfants qui ont faim. Donne-moi le travail aujourd'hui. Je n'ai pas travaillé depuis trop longtemps, Madame. Je conduis très bien et je connais la réparation du moteur.
- Mmm.
Elle regarda Aboubakar. Le jeune homme présentait mieux que le précédent. "A son âge et pauvre comme il est, vraiment, il n'est sans doute pas marié", pensa-t-elle. "Il n'a pas d'enfants ; il réclamera moins que l'autre".
- Quel est ton nom ?
- Aboubakar Tchindo.
- Tu viens du Nord ? Tu es Peul ?
- Oui.
Les Peuls, et tous les gens de la savane en général, ont la réputation d'être travailleurs et surtout honnêtes, tandis que les Bamilékés sont plus rusés, plus commerçants. Pourtant, le mauvais caractère des Peuls est notoire ; Ils sont un peu rustres et impulsifs, et ils ont le sens de la justice exacerbé, mais la femme savait y faire avec eux.
- Tu as les enfants ou les parents chez toi ?
- Non, mentit Aboubakar.
Elle n'arrivait pas à savoir si c'était la timidité, le manque d'éducation ou de vocabulaire qui lui faisaient aboyer d'une grosse voix ses réponses laconiques.
- Mmm, suis-moi.
Aboubakar marcha respectueusement derrière la femme sans oser regarder les deux autres qui insistèrent auprès d'elle jusqu'à ce qu'ils aient quitté la place.

Ce matin-là lui avait offert la fameuse opportunité qu'il n'osait pas espérer. Ce n'était pas tant le travail en lui-même, et encore moins son salaire qui avaient été si exceptionnels. Mais à partir de ce jour, tout un pan du monde, toute une vie qu'il n'imaginait pas à sa portée lui avait ouvert les bras.
Le hasard l'avait promu chauffeur d'un jeune blanc de passage Outre-mer. Un homme qui avait dix ans de plus que lui, environ, et qui enseignait à la Banque des États d'Afrique Centrale. Il s'appelait Alexandre. Cet homme blanc n'avait que faire des convenances, et Aboubakar s'en était parfois trouvé gêné. Il avait du lui demander, par exemple, de ne pas monter devant, à côté de lui, lorsqu'il le conduisait à la B.E.A.C. "Ce n'est pas bon pour le blanc, ce n'est pas bon pour le noir", avait-il expliqué.
Dès les premiers jours et pendant un mois et demi, Alexandre avait évité de fréquenter les bars et les restaurants où se retrouvait tout le gratin de la Banque. "Ce n'est pas l'Afrique, là-bas !" expliquait-il. Il y avait pourtant invité Aboubakar deux ou trois fois, pour lui faire plaisir. Mais il avait préféré vivre dans les bouis-bouis des Quartiers et dans les marchés sauvages de la ville, ou encore se promener dans la forêt et dans les villages environnants.
Le blanc s'était fait mal voir, un soir qu'un cadre de la B.E.A.C l'avait invité à déguster le DG au Chantier6. Alexandre avait demandé à l'homme et à sa femme s'ils voyaient un inconvénient à ce qu'Aboubakar mange avec eux. Le couple n'avaient pu refuser :
- Ah ! Si monsieur Aboubakar tient à nous accompagner... Il fait comme il veut !
Aboubakar avait refusé plusieurs fois, très énergiquement, mais Alexandre avait insisté. Pendant le repas, le cadre de la B.E.A.C avait daigné s'adresser au chauffeur, lui donnant ironiquement du "monsieur", mais sa femme avait complètement ignoré Aboubakar. Et personne, à la Banque, n'avait plus invité Alexandre.
Les deux amis avaient donc passé leurs soirées dans les quartiers pauvres, et les fins de semaines à parcourir le pays. Ils étaient allés à Kribi, au Sud, et Aboubakar avait découvert l'eau salée de la mer, les plages qu'il n'avait jamais vu qu'au petit écran dans les vitrines des magasins. Il avait eu peur des crabes, et Alexandre avait essayé de lui faire croire que les Français en mangeaient. "Vous croquez bien des sauterelles !" se moquait-il. Aboubakar n'avait pas vu le rapport.
Ils avaient fait de la pirogue au pied des chutes de Nachtigal, où ils avaient repêché une chauve-souris à tête de chien qui se noyait. Alexandre avait appris à son ami la natation, deux fois par semaine, à la piscine. Ils s'étaient beaucoup promenés à pied, alors qu'ils avaient une voiture à disposition ! Et tant d'autres moments...
Un jour de cafard, Alexandre lui avait montré quatre photographies. Des photos d'identité sur lesquelles il faisait l'idiot avec son amie. Aboubakar n'avait pas compris pourquoi Alexandre et la fille n'avaient pas posé plus sérieusement devant l'appareil. Mais tant de choses lui échappaient à l'époque.
Aboubakar aurait bien aimé avoir une amie, mais il était trop pauvre pour offrir les cadeaux aux parents. Il partagea donc avec son ami la morosité de l'instant.
Aboubakar Tchindo avait vécu tous ces moments comme autant d'heures exceptionnelles, et ces souvenirs resteraient pour lui les plus beaux, bien qu'il sache aujourd'hui que ce qui l'avait émerveillé hier n'avait pas été le plus important. Accompagnant Alexandre à l'aéroport, le dernier soir, il avait articulé, la gorge nouée :
- Maintenant, c'est fini... C'est fini.
Il s'était forcé à rire pour ne pas pleurer, parce que les blancs ne pleurent pas. Alexandre, touché, gêné, lui avait répondu que le plus important c'était l'amitié. Aujourd'hui Aboubakar comprenait que son ami n'ait rien pu dire d'autre, qu'il n'ait pas voulu lui donner de faux encouragements, de faux espoirs ; le blanc retournait dans son pays, et le noir retournait à la vie pauvre, au quartier, en quête de travail. Le quotidien reprenait ses droits et ils n'y pouvaient rien.

Pourtant, les semaines qui suivirent n'avaient pas retrouvé les couleurs d'autrefois. Aboubakar, tout plein de courage, avait acheté un passeport et était parti au Gabon. Il y avait trouvé divers emplois et avait pu mettre un peu d'argent de côté. Après quelques mois, il était rentré à Yaoundé. Pour y apprendre la mort de son père. On avait chassé sa mère de la "maison" parce qu'elle ne pouvait payer le loyer, et une autre famille s'était installée aussitôt. Aboubakar avait cherché les siens deux jours durant dans la capitale. Grâce au bouche à oreille, il les avait retrouvés dans l'extrême banlieue du bidonville, recueillis par des gens aussi pauvres qu'eux.
Écœuré, il était retourné aussitôt au Gabon, et y avait travaillé un an encore, avant de pouvoir venir à Paris.
En France, les travaux à la petite semaine s'étaient succédé, et au bout de deux ans il avait décroché un emploi relativement stable : plongeur dans un petit restaurant africain tout proche de la place de Clichy.

Aboubakar partage maintenant un "trois pièces" avec cinq autres personnes, qui travaillant le jour, qui la nuit, de telle sorte que le loyer ne grève pas trop ses économies. Il mange à sa faim, essentiellement les restes des cuisines, mais aussi parfois, des hamburgers au Quick de la place de Clichy.
Il est heureux. Aujourd'hui, jour de repos, il a acheté le scooter. Il a fait monter un gros coffre sur le porte-bagages. Ainsi, pendant qu'il ne travaillera pas au restaurant, il sera coursier, il parcourra Paris, prendra les plis et les colis, et les livrera à l'autre bout de la ville en un clin d’œil. Il sera le plus rapide des coursiers ; depuis deux mois déjà, il apprend par-cœur les noms des rues de la capitale, sur un plan qu'il a acheté dans un kiosque.
Plus tard il ira en Italie. Il achètera des chaussures de luxe qu'il revendra au Cameroun, à Douala et à Yaoundé. Il s'habillera "classe" pour rentrer, et ses amis, ses ennemis aussi, le verront et le reconnaîtront. Ce jour là, il aura réussi, et ce jour-là il se reposera. Il montera une affaire, à Yaoundé, où il emploiera des gens qui travailleront pour lui, et où il se contentera de surveiller.

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Paris.
Aboubakar se demande s'il n'a pas oublié d'allumer son clignotant avant de tourner, lorsqu'un mouvement attire subitement son attention. Juste à côté de lui, sur sa droite. Il tourne la tête, et avant qu'il puisse en prendre conscience, un motard le double en fonçant comme un bolide, sur une seule roue. Aboubakar sursaute, les événements se succèdent brusquement à une allure folle. La moto le serre de trop près ; un bruit sec, et le guidon du scooter lui échappe presque des mains. La peur lui donne un grand coup de poing dans le ventre, et par réflexe il se jette vers la gauche. Sa réaction est trop brusque ; il va tomber ! Il tente de redresser mais perd complètement l'équilibre. Le scooter se met à tanguer violemment, la roue avant dérape et la machine se couche sur le goudron. Elle lui échappe des mains, il est éjecté de la selle. Il entend nettement le plastique creux qui racle sur la chaussée mais un hurlement de frein couvre aussitôt ce bruit. Son épaule cogne par terre et la douleur lui mord les omoplates. Sa chute l'entraîne, et le fait rouler sur lui-même.
Il voit très rapidement plein d'images à la fois : l'asphalte, tout près, tout contre ses yeux ; puis sans transitions, les façades des immeubles qui se regardent, et le ciel sombre et lourd. Sa nuque cogne violemment sur le bitume mais il ne sent rien, le casque le protège. Puis il voit la voiture de face, phares jaunes, et la moto de derrière, feux rouges. Encore le goudron, et la visière de son casque se brise sur la route. Un morceau de plastique lui entaille profondément la joue. Douleur ! De nouveau le ciel et les immeubles. Ses livres s'éparpillent dans la rue. Aboubakar voit son écharpe faire un dessin de serpent au-dessus de sa tête, puis le scooter, brisé, à l'envers, suspendu en l'air. Les phares de la voiture sont tout près de lui. Une brûlure à la main, sa peau s'écorche contre le goudron. Il a mal.
Soudain, il réalise que la voiture est au-dessus de lui. Les phares jaunes le regardent ; il va se faire écraser !

Et brusquement le temps s'arrête. Tout se fige. Tout se fige pour lui laisser le temps ; le temps de réaliser, de réaliser qu'il s'est trompé.
Il s'est trompé de vie. Il aurait bien voulu vivre plus longtemps. Plus longtemps avec les siens, surtout, avec sa famille, au Quartier. A cet instant, il ose enfin se l'avouer : les siens lui manquent. Riche, il se croyait heureux ; pauvre, il l'aurait été peut-être. Aboubakar comprend ce qu'il a fait. Il a mis de côté, aveuglément, plein de choses qu'il aimait, il les a comme différées, l'inconscient ! Il a goûté à l'argent, et comme un chien trop bien nourri se laisse passer le collier et oublie le plaisir de courir, libre malgré le ventre creux, Aboubakar a effacé l'amour des siens.
Et les yeux jaunes le fixent toujours, à l'image d'un chien encore une fois, mais en arrêt celui-là.
Le coursier sillonnant les avenues de Paris, le costard-cravate achetant en Italie des chaussures en cuir, l'Aboubakar élégant mettant le pied sur la piste de l'aéroport de Douala, tous ses grands projets se personnifient et deviennent des piétons qui descendent du trottoir. Ils approchent et se penchent sur lui, l'Aboubakar réel, piteusement renversé sur la chaussée sous les yeux avides de la voiture.
Mais ils restent debout, autour de lui. Ils montrent ainsi leur supériorité. Comme des jumeaux distants et froids ils entendent lui faire mesurer le gouffre qui les sépare de lui. Ce sont ses propres ambitions qui viennent le juger. Elles prennent vie pour lui rire au nez, méchamment, pour lui avouer qu'elles l'ont bien trompé, et que de toute façon, elles n'étaient pas faites pour lui. Il aurait dû rester ce qu'il était, mais le miroir aux alouettes a bien fonctionné.
Puis, tous ces Aboubakars qu'il aurait pu être l'abandonnent, effacés par ceux qu'il aime, tandis que les phares s'impatientent et ne le quittent pas des yeux.
Ce soir, au Quartier de la Briqueterie, il doit faire doux. Les pluies du soir ont lavé le bidonville, et la terre a bu toute l'eau. La petite sœur d'Aboubakar vend les beignets préparés par sa mère. Elle s'est habillé du boubou vert vif et marron. Plusieurs amies de son âge l'accompagnent. Comme à son habitude, elle a installé le grand plateau tout contre la cabane des voisins qui vendent les brochettes. L'énorme foyer répand une lumière rouge et sa chaleur intense fait grésiller la viande épicée. Elle fait suer les hommes à grosses gouttes. Ils s'activent, pressés par la clientèle nombreuse. Ils répandent la sauce sucrée sur la viande et retournent vivement les brochettes, les donnent aux clients et prennent l'argent entre deux doigts gras, rendent la monnaie, puis reculent dans l'ombre pour discuter, cédant la place à d'autres de la même grande famille.
Une fille d'un autre quartier et d'une autre ethnie a volé un beignet dans le plateau. La sœur d'Aboubakar lui réclame l'argent tout en sachant bien qu'elle n'en a pas ; elle la bouscule par principe pendant que l'autre avale goulûment son beignet. Un homme, qui en a mangé une dizaine, demande à payer mais la petite vendeuse ne lui prête aucune attention. Elle continue de se disputer. L'homme fait semblant de s'énerver mais elle l'ignore encore, jusqu'à ce que l'autre fille s'en aille. Le client doit menacer de quitter les lieux sans régler pour qu'elle s'occupe enfin de lui.
Des blancs passent dans la ruelle, habillés de shorts et de tee-shirts. Ils tiennent leurs sacs contre leur ventre, à deux mains. Ils semblent un peu perdus ; se sont des touristes allemands. Tous les regards les suivent.
Des hommes rient, des enfants jouent et courent en criant. Il y a beaucoup de monde au Quartier. Comme tous les soirs, après la pluie.

Les phares de la voiture se penchent sur l'homme étendu. Ce sont les yeux d'un gros animal affamé qui va maintenant dévorer sa proie. Aboubakar veut se redresser. Tout son corps cri de douleur et le ramène de force au présent. Derrière le pare-brise, il aperçoit la femme qui conduit. Soudain il sait qu'il l'a déjà vue. Il ne la connaît pas mais il la reconnaît, et ce malgré le cri silencieux qui lui déforme le visage, bouche ouverte et regard écarquillé.
Pour un très court instant, les yeux de la femme sont dans les siens, cette femme qui va l'écraser... Qu'il est persuadé d'avoir déjà vu. Où ? Mais il n'a plus le temps car il doit mourir, la mâchoire de la voiture va se refermer sur lui ; elle lui cache maintenant le visage reconnu.
Le temps est reparti soudain au galop et les bruits surgissent, grondements de moteurs et crissements de freins. Le capot frappe Aboubakar en plein front et le casque éclate sous le choc, avec un son terrible et sec qui lui emplit le crâne. Il veut lever la main. Mais le monstre le rejette violemment au sol, l'attrape et le broie, le mâche, le retourne dans sa gueule, le mâche encore puis le recrache aussitôt.

Aboubakar Tchindo n'a plus mal. La rue est floue, avec plein de lumières rouges, partout. Il n'y a aucun mouvement autour de lui ; il est seul. Où sont ses bras, où sont ses jambes ?
Aboubakar veut se mettre en boule, comme il était avant de naître.
Mais il n'y parvient pas à temps.

 
 

M-Alexis-M
Levallois, avril 93.

 
 
 

1 Publication Assistée par Ordinateur. La P.A.O. comprend du dessin, de la Typographie et de la mise en page.
2 Le massif de l'Adamaoua longe la frontière du Cameroun et du Nigeria au Sud-Ouest puis traverse le pays en son centre.
3 Tous les quartiers pauvres s'appellent le Quartier, Quartier de la Briqueterie parce qu'une usine y fabriquait des briques, Quartier Coca-Cola...
4 Deux cents ethnies vivent au Cameroun et se retrouvent voisines dans la capitale.
5 Aboubakar ne sait pas son âge exact.
6 Le DG (Directeur Général, parait-il) est un plat de poulet frit et de mouton grillé, accompagné de plantain, que l'on mange avec les doigts à même le plat. Les chantiers sont des restaurants où l'on mange à l'extérieur, ou sous des auvents de tôles et de planches à la saison des pluies.

màj le 29 mars 2016 à 13h34 Creative Commons by-nc-sa