Une courte histoire retraçant la longue carrière de la Traction Avant, une réflexion sur son style, son époque, les changements qu'elle incarnait peut-être ?

 

Le modèle 7

Présentée officiellement en avril 1934, et baptisé « modèle 7 » par André Citroën, elle ne fut pas la première automobile proposant des roues avant motrices. Pourtant, nos mémoires s'en souviennent comme la fameuse « Traction Avant ». Cette innovation regroupait à la proue toute la mécanique motrice (boîte de vitesses, moteur, transmission) et assurait une bien meilleure tenue de route ; le constructeur en faisait d'ailleurs sa pub : « La Traction Avant dompte la force centrifuge ! »
Avec le modèle 7, Citroën inventait surtout le châssis monocoque. Il y ajoutait aussi les suspensions à roues indépendantes, le moteur flottant sur silentblocs avec chemises amovibles, les soupapes en tête, la pompe à eau, la commande hydraulique pour les freins au lieu de câbles, et la boîte à 3 vitesses synchronisées... La traction étant très basse, il supprimait encore le vieux marche-pied des véhicules d'antan. Le constructeur instaurait enfin la révision gratuite, la garantie d'un an et les échanges standards.

Derrière André Citroën, il faut citer André Lefebvre, un jeune ingénieur venant de l'aviation et qui fut pilote de course, ainsi que Gabriel Voisin, un autre pionnier français de l'aéronautique.
Et surtout, surtout, Flaminio Bertoni, qui dessina les lignes modernes et aérodynamiques du modèle 7, dans le style dit « paquebot » en français. En anglais « Streamline Moderne », ce courant esthétique est une résurgence du style Art déco, promu par des créateurs américains luttant contre la Grande Dépression, après le krash financier de Wall Street en 1929. Témoin la Chrysler Airflow, première tentative sur l'automobile d'un dessin fluide qu'on osait plutôt alors sur les autocars Greyhound, les locomotives, les machines à café expresso ou le distributeur Coca-Cola. Citroën était courageux de promouvoir ces lignes futuristes car la voiture aérodynamique de Chrysler fut un échec, et probablement fatal pour le constructeur.
C'est Donc Flaminio Bertoni qui dessina le style Citroën pendant des années : après la Traction Avant, l'italien a aussi carrossé la toute jeune 2CV, la pimpante Ami 6, et puis... l'extraordinaire DS.

André Citroën avait organisé la transition de l'artisanat vers l'industrie lors de la production d'obus pendant la grande guerre, dans les usines de Javel au bord de la Seine. Fort de cette expérience, il voulu fabriquer des automobiles moins chères et plus populaires. Un voyage aux USA l'avait d'ailleurs conquit aux idées de Taylor concernant l'organisation du travail. Les usines Ford avaient déjà mis en pratique la division des tâches, 26 ans plus tôt avec le légendaire modèle « T », le premier véhicule automobile fabriqué à la chaîne.

Malgré ces idées d'avant-garde, Citroën était en difficulté. La Traction Avant devait sauver le constructeur, mais, conçue en un an et demi seulement et peu testée, elle avait été mise sur le marché trop rapidement. Des défauts étaient vite apparus : les cardans cédaient entraînant la perte des roues avant, la fameuse caisse monocoque pliait, la boîte de vitesse était étonnamment merdique, et le moteur avait des problèmes... Par ailleurs, le réseau de garage n'était pas formé et ne savait pas réparer la traction, qui ne reprenait aucune pièce des modèles précédents de la marque. Les problèmes financiers étant devenus de plus en plus graves, André Citroën avait du céder le contrôle de ses usines, dès juillet 1934, à son principal créancier, la société Michelin, avant de mourir, malade, un an plus tard.

Les défauts mécaniques corrigés sous l'égide de Pierre Michelin, la révolutionnaire Traction Avant fut reconnue fiable en 1936, et rencontra enfin le succès. Elle fut même baptisée la « Reine de la route ». Entre 1934 et 1957, les usines Citroën fabriquèrent 760 000 exemplaires du modèle 7, carrossés d'abord en berline uniquement, puis en cabriolet, en faux-cabriolet, en limousine, en familial à 9 places, et en commercial. Il y eut même des versions au tableau de bord en noyer, sellerie en cuir et toit ouvrant pour le marché Britannique, et des variantes plus colorées pour la Belgique. Elle fut la voiture fétiche des résistants pendant la seconde guerre mondiale, arborant le blanc "FFI" sur les portières, mais elle fut aussi choisie en 1940 par les allemands. Elle a sillonné le monde avec eux, et traversé des déserts de sable en Lybie et de glace en Russie. Les Tractions ont été voiture officielle et véhicule d'apparat à l'Élysée, promenant monsieur René Coty, autant que voiture populaire au service du grand banditisme, avec le gang, justement, des Tractions Avant, issu de Pigalle, et spécialiste des braquages et des hold-ups, avec Pierrot le Fou, Mimile, René la Canne alias "le roi de l'évasion", le Mammouth, Riton le tatoué et d'autres ennemis publics.

A ses débuts dans les années 30, et même encore après guerre, la Traction Citroën était un symbole de modernité. Mais, toujours peinte en noire, elle témoignera dans les années 50 d'une génération vieillissante. On lui ajouta au gré des modèles un peu de couleur à l'intérieur, 4 clignotants, des butées de pare-choc, un moteur plus puissant, une consommation moindre, une direction à crémaillère, une malle arrière bombée, etc., et toujours, un prix très attractif. Il faut comprendre qu'elle a eu une très longue carrière ; elle était toujours fabriquée lors de l'apparition de la DS, véritable OVNI dans le paysage automobile. On le comprend, l'aérodynamisme novateur de la Traction était devenu tout relatif !

Aujourd'hui, si l'on y regarde de près, on voit sur le modèle 7 des pièces encore toutes imprégnées d'artisanat. On y distingue toujours l'héritage du « fait à la main ». Cette voiture aux rondeurs fluides, presque végétales, voire organiques, est un objet féminin s'adressant à une clientèle masculine. L'anthropomorphisme est devenu évident avec la Traction Avant, tandis que les automobiles antérieures étaient encore des descendantes des voitures tractées.

Regardez, ses phares sont des yeux !

C'était une autre pensée qui habitait les esprits de nos aïeux à cette époque d'avant l'industrie, et la Traction Avant symbolise peut-être un moment charnière ?

La tôle est solide, l'acier est lourd et épais, les pièces sont robustes. Les charnières, justement, sont apparentes comme dans les vieux meubles, et, décorées ou non, elles sont inusables. Les rares plastiques sont encore de la bakélite... Notre relation aux objets à profondément changé avec la production intensive, aussi sans doute avec l'habitude du jetable. Aujourd'hui, même Mercedes équipe ses modèles de poignées de porte en plastique.

C'est comme si, à cette époque-là, un choix n'avait pas encore été fait, ou plutôt un seuil non encore franchi : celui où la matière dictait toujours ses lois. Avant, l'homme ingénieux façonnait la matière dans la mesure où elle le lui permettait ; aujourd'hui, démiurge, il la dompte et réinvente sa propre réalité.

M.Alexis.M

màj le 15 novembre 2015 à 17h11 Creative Commons by-nc-sa