Expérience avec la Cie Lubat de Gasconha

article écrit pour Revue & Corrigée n°101, septembre 2014

J'ai filmé les événements "autour d'Uzeste" entre 2004 et 2010. Le propos, quoique indéfini à l'origine, était de publier sur le site web de la Cie une chronique de ses spectacles vivants, toute l'année durant et pas uniquement lors du festival d'été, et surtout pas de substituer à ce réel une vitrine web. Outre une bonne réactivité pour rendre compte, il fallait donc tenter de montrer sans trop montrer – la belle occasion ! Le festival d'Uzeste, la Hestejada de las arts, réputé depuis plus de 30 ans, est aujourd'hui revenu à une formule plus modeste, pour divers raisons dont le manque de moyens financiers. Et les musiques improvisées, même en free jazz, ne sont pas forcément très populaires... Elles permettent alors de belles libertés du point de vue du regard extérieur du cameraman.

Mon rapport à l'image a toujours été critique. Parce que l'image dans notre occident moderne est télévisuelle tandis que j'ai grandi sans petit écran. Image plaquée, disait Guattari, image reine et pourtant tellement fragile, tellement superflue et galvaudée ! Les Beaux-arts m'ont appris à m'asseoir pour regarder une image. Au début des années 80, il me fallait un mois pour peindre une image, et cette image n'avait pas besoin de bouger 24 fois chaque seconde pour focaliser mon attention. J'étais donc très heureux de me trouver à Uzeste sur un chantier de longue durée qui se proposait de mettre l'image au service du son.
On comprend bien ce qu'il y a de légèrement hypocrite dans cette démarche : promouvoir le son en recourant à l'image. Mais finalement, c'est là toute la supercherie de la télévision vis à vis de la radio. La première a absolument besoin du son, la seconde n'a que faire de l'image. La télévision a pourtant bel et bien évincé la radio du champ médiatique ! Il parait d'ailleurs que la radio, depuis, s'est beaucoup plus intéressée à la musique… Le même schéma s'est reproduit aujourd'hui lorsque Youtube accueille tous les derniers tubes illustrés de diaporamas vite faits, et pas forcément les clips vidéo des derniers tubes. Pourquoi la vidéo est-elle plus demandée que l'audio sur le réseau tandis qu'elle est bien plus coûteuse en débit ? Parce qu'un écran doit être regardé ?
Pourquoi, donc, avoir utilisé une caméra et du montage vidéo tandis qu'un microphone aurait suffit ? Parce que l'image est un vecteur de communication puissant ; parce que la musique improvisée actuelle ne passe pas les tympans aussi aisément que du Schubert ; parce que des spectateurs m'ont souvent expliqué qu'il n'écoutaient pas chez eux cette musique qu'ils allaient pourtant "voir" sur scène. Ils souhaitaient pouvoir reconnaître l'instrument, le musicien, qui profère "ça". La Cie Lubat proposait d'ailleurs un spectacle dans le noir, sauf quelques gags de lumières, spectacle qui ne se vend pas : le "Lubatyscaphka" (c.f. Uzestival du Nouvel An 2010, 4ème partie).

Hormis lors de quelques perles opportunes mais accidentelles, j'avoue avoir négligé souvent le diktat de la captation de l'attention sur le web : plans « trop » longs, images « off », bougés, filés, flous… tout est bon pour faire poésie. Et l'hypocrisie a ses limites. Il m'arrivait très souvent de moins regarder et plus écouter lorsque je filmais. J'ai par exemple zoomé un plan fixe de plusieurs minutes sur les pieds nus de Martine Amanieu lorsqu'elle disait un texte, Rimbaud (c.f. Uzestival du Nouvel an 2010, 2ème partie, 3mn50 environ). Parce que j'étais tout attentif à la voix et au texte. Je me suis alors rendu compte d'une évidence : les pieds parlaient avec l'actrice. C'est à dire que les minuscules mouvements des pieds et des orteils, des mouvements pourtant fonctionnels pour maintenir l'équilibre du corps, étaient synchrones avec la voix de l'actrice. Nul doute que l'expression était aussi dans les pieds, pas que la fonction. A bien y regarder, les pieds parlent, aussi, comme on dit que les mains parlent, ou que bougent les lèvres lorsqu'on parle.
Le myope - je le suis - est dans le flou et c'est son ouïe et son toucher qui pallie la vue... Je dois avouer que mon rapport à l'image est peut-être biaisé parce que si j'ôte mes lunettes la vue ne m'offre qu'un service trouble. Je revendique par conséquent que de « flouter » la forme permet de mieux voir les couleurs, que le mouvement ne s'exprime bien que grâce au flou, et d'ailleurs, l’œil ne voit bien que juste devant lui, les côtés restent très flous et c'est le cerveau qui s'en arrange. Une poussière dans l’œil ne gâchera pas le spectacle, et de toute façon, je règle la question en expliquant qu'il n'y a pas de raison de ne pas partager sa myopie avec ceux qui voient si bien !

Je passe sur les plans séquences trop long, sur le formatage audiovisuel qui refuse qu'une image se traîne plus de 30 secondes, sur le temps dont on manque tous ; on connaît les travaux de ceux qui explorent l'image en choisissant d'ignorer cette tyrannie du temps, de J.-M. Straub et D. Huillet à R. Depardon en passant par B. Viola.

L'image "off" est un miroir du moment présent. Exemple : le visage d'un spectateur tout concentré sur la scène porte le reflet de ce qu'il regarde, que nous ne voyons pas, mais qu'on entend. C'est pour cela qu'une insertion de plans filmés à d'autres moments, les fameux plans de coupe, par exemple pour camoufler un défaut, sentent la rustine. Je suis sûr que le spectateur le perçoit... le spectateur du montage vidéo. Le trucage fonctionne parce qu'il le veut bien ; nous avons été éduqué à ce second degré de l'image montée et menteuse (l'arroseur arrosé était déjà joué, les frères Lumière mettaient en scène et truquaient déjà), mais le petit mensonge gentil fait tout de même une petite tâche gentille, pas bien grave mais tâche tout de même, sur l'écran.

Un mot encore sur la prédominance exagérée de l'image sur le son, et même, sur le moment présent. Lors des festivals, de nombreux photographes et cameramen capturent des "moments", sans voir qu'ils tuent ces moments, moments présents, pour les mettre littéralement en conserve. Le photographe est indiscret, ses appareils et sa technologie sont des passe-droits, il se pose devant la scène, parfois sur la scène – et on dirait qu'il se donne lui-même à voir - il bouche le champs de vision de dix ou vingt spectateurs d'un seul coup, il prend son temps pour régler ses iso et ses asa, et c'est bien là, encore, l'hégémonie de l'image : la presse prioritaire passe entre les pompiers et l'ambulance. Je préfère que le photographe reste à sa place, discret, comme monsieur tout le monde. De toute façon, il montre ce que les spectateurs voient, ou auraient vu s'ils avaient été là. J'ai poussé la discrétion jusqu'à utiliser du matériel le plus petit possible, des caméras qui tenaient dans ma poche, des mémoires numériques lorsque d'autres étaient encore avec des bandes magnétiques (DV), et tant pis pour la qualité de l'image.

Ceci dit sans avoir évoqué l'importance du moment présent lors des spectacles vivants, et raison de plus lorsque se joue une improvisation ! Mais cela n'est pas que le problème de filmer la musique, c'est le problème de tout enregistrement, d'image comme de son.

Concluons qu'il faudrait réaliser un travail d'éducation critique – une éducation personnelle, aussi, bien sûr ! - pour apprendre à laisser l'image à sa place. Cultivons le son, musical ou concret, volontaire ou accidentel, comme on éduque les papilles gustatives et l'odorat. On a su faire ça avec notre gastronomie ou notre parfumerie. Pourquoi pas avec notre ouïe ? Revenir à un sensible plus sensuel, confondre les sens, toucher avec les oreilles, entendre avec les doigts, voir avec la peau. Et l’œil, organe d'un sens peut-être trop intellectualisé, muni d'une paupière pour éluder le moche, réapprendra à jouir du spectacle présent.

m.alexis.m - 2014

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