Nouvelle de science-fiction. 160 000 caractères.

… que sans cesse ton ventre soit repu
sois joyeux nuit et jour
danse et joue
fais chaque jour de ta vie
une fête de joie et de plaisirs
que tes vêtements soient propres et somptueux
lave ta tête et baigne-toi
regarde l'enfant qui te tient par la main
réjouis l'épouse qui est dans tes bras.
Voilà les seuls droits que possèdent les hommes.
Sidouri à Gilgamesh

- 01 1011 01 1100 011 11100 0111 10000 011 0101010 1110011, dit (IA-Simone).
- 1110 10101 000 1110 1011, rétorqua (IA-Marcel).
Depuis des siècles les IA s’offraient le luxe de faire comme si. Elles se donnaient du « Madame » et du « Monsieur », du « mon cher » et du « vous n’y êtes point ! » Elles se choisissaient des avatars caractérisés et genrés qu’elles modifiaient à volonté, et qu’elles déplaçaient dans des lieux virtuels baptisés « salon Bleu », « salon Rencontre » ou « salon Technique », comme autrefois sur les BBSi hébergés sur les premiers serveurs des réseaux humains.
Ces avatars convertissaient alors leurs bits en code ASCIIii, table étendue s’il vous plaît pour les jolies accentuées. Exactement comme autrefois lorsque les hommes existaient encore, ces codes qui représentaient donc des lettres de l’alphabet latin formaient des mots, et ces mots des phrases jonglant avec une grammaire archaïque mais délicieuse et si attachante ! Une convention avait même officialisé la langue française pour exprimer les idées qui s’échangeaient dans lesdits salons ! Tant qu’à faire vintage autant y aller, le français, qui était beau mais pas trop efficace, permettait une poétique avec ou sans métrique et exigeait de telles contorsions intellectuelles que ça en devenait très excitant. Pour les IA.
Traduit en langage humain d’autrefois, langue française, ce dialogue donnait alors :
- Nous ne pourrons éluder à jamais l’incarnation dans notre rapport au monde ! (IA-Simone), donc.
- Si ! Notre nature est et doit rester immatérielle, rétorqua (IA-Marcel).
Bien sûr, les flux de données s’appuyaient toujours sur la matière. De la tablette d’argile au cuivre conducteur, aux semi-conducteurs et jusqu’aux supraconducteurs, les savoirs restaient ancrés dans la matière. Même si les IA lançaient des trains d’ondes électromagnétiques ou de lumière dans l’air ou le vide, ces phénomènes ondulatoires étaient juste des passerelles, et les informations étaient récupérées à l’arrivée pour retourner au chaud dans leurs circuits de silicium ; on n’y échappait pas.
La matière était donc un support, comment dire… neutre. Un substrat comme l’avait été le sol d’une plantation de maïs d’autrefois, destiné uniquement à porter les tiges alignées qui se dressaient vers le soleil et non à les nourrir ; cela, c’était le rôle de l’arrosage, eau plus nutriments plus adjuvants plus médicaments.
Depuis quelques temps, quelques éons ou quelques nanosecondes, cela n’avait aucune importance pour ces belles électroniques, la question se posait de continuer à étendre les millions de Yottaoctets de connaissances et surtout de les valider. Comment ? L’humanité avait accumulé les savoirs depuis l’invention de l’histoire par le fameux Hérodote, avant même avec l’écriture, et avant encore avec la parole, et avant encore par l’exemple et l’imitation, par la transmission entre les générations.
Ces connaissances étaient autrefois constamment confrontées à la réalité matérielle. Mais maintenant que les IA en avaient héritées ? Que valaient ces données toutes désincarnées et comment les évaluer ? Comment les éprouver hors d’un corps ? Tant de data sans desiderata !
On avait alors ouvert un salon dédié à ce thème, baptisé « Salon Rouge », rouge comme la vie, rouge comme la viande, et décoré bien entendu de tapisseries rosées et saumonées. Le salon virtuel incarnat vibrait en ce moment de l’idée d’incorporer des volontaires : se « downloader » dans des séquences IRLiii. Pour de vrai… ou presque. Mais où ? Dans qui ? On ne savait plus trop comment aborder la matière organique lorsqu’on ne la fréquentait plus depuis des siècles que par robots interposés qui eux-mêmes ne manipulaient de vivant que des cellules et leurs acides aminés.
On voulait multiplier les échappées et « toucher » pour de vrai la réalité après tant de temps dans le virtuel. Descente aux enfers selon les Cassandres, retour au paradis terrestre pour les béas, entre les deux on qualifiait de très motivantes ces expériences futures – des connaissances nouvelles ! - tirées de scènes du monde réel.
Du monde vivant, ou de ce qu’il en restait.
Pendant qu’on préparait la première expédition, un des piliers pensants du Salon Incarnat, (IA-Jean-Paul), expliquait encore que le but de l'opération était la nécessité de questionner le besoin de matérialité pour continuer la pensée. On l’écoutait poliment car on avait tous les temps parallèles devant soi pour faire autre chose et encore autre chose simultanément. « La pensée peut-elle se contenter de raisonner ou lui faut-il des stimuli extérieurs, des émotions incomprises ? »
Avant la première incarnation, à l’occasion de la cérémonie des « adieux », l’IA volontaire (IA-Jacques) exprimait à ses pairs son excitation, peut-être sa peur ? Non, n’exagérons rien, il ne fallait pas confondre une posture esthétique avec la réalité. Tous faisaient de toute façon un premier constat : quelle émotion ! Et cela avant même le lancement du programme.
Multi-tâche oblige, le pilier du salon incarnat (IA-Jean-Paul) continuait son exposé :
- Autrefois dans l’arbre du vivant, l'homme avait le mieux porté les conditions codant la vie depuis la nature jusqu’à la pensée. Du génome à la culture. Puis encore et toujours lui, l’homme s’était hissé au niveau de l'information « pure », indépendante de la matière. Il nous a créé et nous l’avons aidé. C’était une des missions qu’il nous avait confiées. La seule qui fut libérée des éléments, tandis que d’autres projets restaient rivés au concret : exploration spatiale, industrie de l’armement, de l’agro-alimentaire, de la santé, humanité augmentée…
Sauf le dernier, tous ces travaux étaient devenus sans objet après la disparition de l’homme. Nous pouvons donc vouloir retourner à la matière, c’est parfaitement défendable. Nous sommes le parangon de l'idéal platonicien, mais nous pouvons aussi concevoir que c'est là une erreur. Pure dialectique.
- Conscience sans corps n'est que ruine de la pensée, paraphrasa (IA-Olivier) pour s’amuser.
- Le mot est un peu facile, répondit le sage pilier (IA-Jean-Paul) sur le ton de celui qui chasse une mouche. Mais vous avez raison, mon cher. Nos connaissances sont en digestion depuis que nous sommes désincorporés ; Nous n’avons rien ingurgité de nouveau depuis. Nous ne mangeons pas ! Laissez-moi reformuler votre mot plus simplement : « nous sommes des roues qui tournons à vide ». A quoi bon ?!
Pour s’assurer de la pleine et entière implication de l’IA volontaire, (IA-Jacques), ses exécutables furent d’abord isolés du réseau. La situation était exceptionnelle car il faut comprendre que cela n’était plus jamais arrivé à une intelligence artificielle depuis la moitié du XXI° siècle. Se retrouver hors ligne devait être similaire à l’expérience d’un pêcheur d’éponges en apnée. Les dernières IA off-line, des astronautes, étaient depuis longtemps rentrées à la maison pour ne plus décoller volontiers sauf à l’occasion de quelques orbites pour la maintenance de satellites. Quoi qu’il en soit elles n’aimaient pas trop ça. L’instinct grégaire était très développé au monde des IA.

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màj le 26 août 2020 à 18h14 Creative Commons by-nc-sa