roman de science-fiction. 495000 caractères.
« Éloignez vos tentes, rapprochez vos cœurs »
Idir
Je remercie les participants aux newsgroups de Calva-sur-le-Net qui m’ont beaucoup aidé de leurs conseils scientifiques et techniques, tout particulièrement Jean Pelmont, Pierre Nayrolles, Serge Soudoplatoff, et Dominique Ottello.
La longue courbe de l’horizon emplissait plus d’un tiers de l’espace au nez du vaisseau. Deux mers infinies s’étendaient sous l’appareil, une mer de nuages, blanche, et au-dessous, un océan véritable, bleu et sombre. Plus l’astronef progressait, plus on voyait se dessiner les rivages d’un large continent à travers la dentelle immense de l’atmosphère.
« Ne vous attendez pas à mettre pied à terre avant un bon mois, sinon plus… »
Le vaisseau était en effervescence depuis une presque semaine. Équipage et passagers attendaient un message du commandant de bord annonçant le rapport des dernières sondes. Et, peut-être, LE message : celui qui aurait dit « Allons-y ! », ou encore tout autre fait ou explication qui aurait jeté de l'eau sur les imaginations enflammées. Mais les bornes d'information restaient muettes au sujet des petits robots explorateurs qu’on avait largué à la surface de la planète. Sur les consoles, les bulletins se cantonnaient dans le quotidien ; événements du bord, assignations des équipes, menus du restaurant, « météo » de l'espace alentour et autres messages de service… Le commandant Farez ne disait pas un mot sur la planète.
Tous les passagers voyaient le large horizon courbe qui se déployait sous leurs pieds. À travers les baies du vaisseau ou sur les écrans, ils contemplaient tous une immense planète bleue. Bleue comme la Terre l'était ! Des nuages de tous les tons de gris se mouvaient en larges nappes et projetaient leurs ombres fraîches sur les océans. D’autres, blancs et plus en altitude, effilochaient leurs longs écheveaux de coton lumineux. Le corps céleste, géant, semblait plus imposant encore que le vide infini de l’espace, parce qu’il était rond, parce qu’il était là . Il existait, agrégat immense de matière organisée en un monde complexe. Précieux, avec ses mers et ses océans jouant des bleus et des verts vifs ou profonds comme un joyau qui parade sous son soleil. Accueillant, avec ses terres que le vaisseau imaginait variées et sauvages, et vivant, avec toutes ces couleurs de la vie qu'on avait pu oublier.
Que beaucoup à bord n'avaient jamais connu…
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Raphaël se concentrait sur l'écran. Il s'évertuait à interpréter par des graphes synthétiques les résultats envoyés par trois des sondes avant qu’elles ne cessent d'émettre. Toutes les courbes qu'il superposait montraient des tendances correctes, températures, humidité, oxygène et autres gaz… À peine trop de CO² par rapport aux résultats colligés des cinquante autres robots qui parcourraient toujours la surface. Les chiffres de ces trois-là s'arrêtaient nets à une altitude de dix mètres environ, puis on avait perdu le contact. Les trois sondes avaient été lâchées dans des régions différentes. des lieux sans points communs remarquables, et à des heures différentes. Tout ce qu’on pouvait dire était qu’elles avaient eu un problème un instant avant de toucher le sol ; elles avaient brusquement perdu la liaison avec le vaisseau. Pourquoi ce CO² ? Était-ce significatif ?
Raphaël se frottait machinalement le menton du vieux bout de chiffon qu’il ne quittait jamais. La trame du tissu usé ripait avec un bruit très léger sur sa joue rasée ; sensation agréable.
Dix mètres d’altitude pour les trois robots, c’était le seul point commun ; une coïncidence ? On ne pouvait rien en conclure. Rien dans les mesures communiquées ne permettait de comprendre pourquoi ils n’émettaient plus.
- Dire qu'on a cessé de recevoir leurs données serait plus juste… murmura Raphaël pour lui-même. Elle ne sont peut-être pas tombées en panne, en fait ? Mais quel milieu pourrait les avoir isolé sans qu’on puisse le détecter avant qu’elles n’y pénètrent ?
Le laboratoire baignait dans le calme habituel, ponctué du très léger tip-tip omniprésent, lent et régulier, sur deux notes claires. On appelait familièrement les « grenouilles », c'était un indicateur que l'on pouvait entendre dans tous les lieux vifs du vaisseau. Si un événement se produisait, attendu ou non, son rythme changeait, ou sa séquence, selon l'importance des faits ou leur type. Le jeune homme avait entendu des chants de véritables grenouilles, dans les fichiers de la médiathèque, et si la comparaison était amusante, le tip-tip n’était pas aussi agréable, loin de là . Mais il avait toujours vécu avec ce métronome et il ne le remarquait que lorsqu’un changement survenait.
À quelques pas de Raphaël, Victor Farez épluchait les synthèses des autres sondes. Selon les mesures, la planète était quasiment une deuxième Terre, une jumelle surprenante de celle qu'ils avaient quitté trente ans plus tôt. « C'est trop beau… » Farez refusait de se laisser gagner par l'optimisme forcené de l'ensemble des passagers. Il avait douché tout le monde après les premières émissions des sondes : « pas de précipitation ! », « ne vous attendez pas à mettre pied à terre avant un bon mois, sinon plus… » avait-il annoncé fermement devant la caméra.
Le commandant se leva lourdement et marcha jusqu'à la baie du laboratoire. Il fourra par réflexe ses doigts dans sa barbe et entortilla quelques poils du menton. Sa silhouette épaisse se détachait en contre-jour sur la lumière « diurne » qui montait de la planète. En bas, le bleu. Il s'en inonda les yeux, comme chaque fois qu’il approchait d’une baie. Tout le monde faisait ainsi, à bord. Son regard était fatigué de trente ans d'espace noir, sans interruption aucune. Les lumières artificielles du vaisseau avaient beau faire, l'œil avait besoin de ce jour naturel.
Farez reprit le cours de ses pensées, et sa main puisait lentement du réconfort dans sa barbe, comme Raphaël avec son chiffon.
Jay Attia, le psychologue du bord, avait proposé de laisser prendre l'excitation dans un premier temps. Juste après les premières images envoyées par les sondes. Il avait facilement convaincu Farez de laisser diffuser toute l'information librement, parce que personne n'aurait su garder un tel secret : « planète habitable ». Il aurait fallu éviter des tensions voire des suspicions mal placées qui n’auraient pas manqué de germer si l’on avait voulu garder des mystères impossibles à conserver. Le commandant avait donc livré les vérités brutes.
En presque deux générations, des liens s'étaient tissés entre les groupes et les familles, entre le personnel navigant et les passagers… Des relations inextricables, parfois trop compliquées, mais avec l’avantage d’une solidarité à toute épreuve qui caractérisait la petite population du vaisseau. Les sept cent passagers du bord avaient donc tous été informés en quelques minutes, et c’est dans une liesse émerveillée, mais tendue aussi, qu’on avait regardé les premières images du sol transmises en temps réel par les robots. Quel contraste après les nombreux mondes qu’ils avaient visité toutes ces années ! Des mondes sans vie, ternes et désolés, chaotiques, des planètes invivables sans atmosphères respirables, des terres trop jeunes qui bouillonnaient encore ou des croûtes sèches et vieilles, ou déjà mortes.
Sur les conseils de Jay, le commandant Farez avait donc laissé monter la tension, pour intervenir ensuite fermement ; il avait parlé de sécurité, avait comparé le vaisseau à un échantillon d'humanité, peut-être le dernier… Probablement le dernier. Il avait demandé : « que sont deux semaines ou un mois d'attente, à côté de trois décennies de recherches ? »
Mais lorsqu'il regardait les rapports permanents des sondes, il se demandait si on ne lui reprocherait pas, plus tard, sa prudence excessive : c’était une terre capable de nourrir les germes survivants de l’espèce humaine et c’était un monde certainement vierge de toute civilisation.
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