Yde

abou bSamedi... Nous nous baladons aux environs de Yde, sur les hauteurs. La latérite est partout. C'est l'heure de la sieste et le village dort. Des chèvres et des poules farfouillent sur les talus, à l'ombre maigre des broussailles.

Quelques enfants que je ne vois pas se mettent à crier. Très vite une quinzaine de gosses, tout petits, dansent et chantent autour de nous.
Je demande à Aboubakar ce qu'il se passe, mais :
- C'est du Béti. Je parle pas.
Croisant un homme qui sourit, je fais signe que je ne comprends pas les enfants. Ça le fait marrer :
- Ils sont contents ; c'est comme ça !
Tout est prétexte à amusement. Je m'aperçois tout de même que les enfants ne s'approchent pas trop de nous.
A l'inverse des autres villages bâtis à la va-vite autour de la capitale, celui-ci ne semble pas trop pauvre. J'en fais la remarque à Aboubakar.
- Parce que sont les Bétis ; Paul Biya un Béti aussi.

Soudain, c'est la douche. Aboubakar pense qu'il faut faire demi-tour car il peut pleuvoir longtemps en saison des pluies. Deux minutes après, le soleil tape dur. Nous sommes trempés ; le boubou et le tee-shirt fument.
Le vent se lève, Aboubakar a froid. Ce grand costaud craint de tomber malade si on reste mouillés dehors. Je lui propose ma veste. Il la prend mais la roule en boule et la garde à la main. Comme son français est très approximatif, je pense à un quiproquo qui me gêne beaucoup, et j'insiste pour qu'il mette la veste à cause du froid. Avec une mine hésitante, il dit de sa grosse voix :
- Je peux ?
Arrivé à la voiture, Aboubakar enlève la veste et me la montre en disant :
- Laver la veste. La rends lundi.
- Non, pas sale.
Il rit, gêné lui aussi.

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... C'est le soir. Nous mangeons des beignets à la banane et des brochettes de mouton, assis sur les marches d'une cabane au Quartier ; la Briqueterie. Le milieu est chaleureux.
Un muezzin sur bande magnétique appelle à la prière et les boutiques des tailleurs-couturiers ferment le temps des oraisons. Les musulmans étalent des tapis sur la poussière, se déchaussent et commencent à se prosterner.
Aboubakar étant musulman, je lui demande s'il ne devrait pas prier.
- Non, pas moi ! dit-il dans un grand sourire. Mais il sourit tout le temps.
- Pourtant, tu es musulman ?
- Oui.
- Est-ce parce que tu travailles que tu ne pries pas maintenant ?
- Oui.
- Tu feras ta prière après ?
- Non.
Bref, je ne sais pas si Aboubakar est pratiquant ou non.

En finissant les brochettes, je remarque que mon ami surveille du coin de l’œil un homme en short et maillot vert sombre. Ses vêtements sont déchirés. Le type est debout au milieu de la rue et nous regarde fixement. Je me roule une cigarette et finis par ne plus penser à lui, car un blanc au Quartier est souvent regardé de travers, surtout le soir.
Des dizaines d'insectes se précipitent avec des grésillements dans le feu où cuit la viande.
Un marchand passe devant nous en criant un slogan que je ne comprends pas. Deux théières fumantes sont suspendues à un bâton qu'il porte en travers des épaules. Il tient cinq petits verres à la main, un pour chaque doigt. Je lui demande deux tasses. Pas de sucre, et le thé est tiède et trop fort.

On se lève pour rejoindre la voiture. Aboubakar met le moteur en marche et je baisse la vitre électrique. Soudain, il crie :
- Attention !
Je tourne la tête vers ma portière et vois l'homme en maillot vert qui passe le bras par la fenêtre. Aboubakar appuie sur le bouton qui en commande la fermeture et le type manque se faire coincer la main. Mon ami est déjà dehors, il bondit sur le type, l'attrape par le col et le soulève à deux bras en l'engueulant dans son dialecte. Enfin, il le jette par terre et l'homme s'enfuit.
Aboubakar a pris un gros risque ; le type aurait pu avoir un couteau sur lui.
- Non, j'ai regardé.
- Que voulait-il ?
- Sont tes lunettes !
Sont mes lunettes de vue. Me sont indispensables. N'en ai pas de rechange.
Énervé par l'incident, Aboubakar entame sa marche arrière et oublie de regarder dans le rétroviseur. Un homme fait un bond pour éviter la voiture et dit :
- You wa ki mi na !
Je crois entendre de l'anglais - "you want to kill me know" - avec un accent noir :
- Il a dit que tu voulais l'écraser, Abou.
- Eh ! Il parle Foulbé, non.
- Et qu'a t-il dit ?
- Que je veux l'écraser.
- Tu parles Foulbé ?
- Oui.
- Alors, tu parles anglais !
- Non, non, dit-il en riant.

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Dimanche... Nous allons à Obala. Trois barrages de militaires nous ont déjà longuement arrêtés pour palabrer et surtout réclamer le bakchich. Après le quatrième, un violent coup de sifflet me fait me retourner. Ce n'est pas pour nous. Le militaire fait signe à un véhicule complètement déglingué de s'arrêter. Mais la voiture ne ralentit pas et se contente de faire un écart pour éviter l'officier qui se précipite vers le fossé. Le conducteur klaxonne pour s'excuser, et une dizaine de bras s'agitent par les portières en saluant. La voiture nous double dans un grand nuage de latérite et de gaz mal brûlés.
La petite route que nous empruntons et qui mène à Obala n'est plus entretenue. On roule à 5 km/h pour éviter les nids de poules où somnolent vraiment des poules, quand ce ne sont pas des chèvres.
Un grand panneau rouillé indique "Luna-Park". Je commence à craindre la nourriture "sauce-ketchup". Un chemin perdu s'enfonce dans la forêt. Il y a un pont de bois tout défoncé. Aboubakar y engage la voiture, confiant. Il ouvre la portière et se penche pour faire attention à bien poser la roue gauche sur la traverse. Si le pont est bien rafistolé, la roue droite devrait logiquement ne pas se trouver dans le vide.
En bas, la rivière est rouge de toute la latérite emportée par les pluies. Des mamas accroupies lavent du linge. Elles palabrent ou chantent et portent toutes des bébés sur le dos.

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Enfin, le chemin débouche sur une prairie qui se termine en marécage où pullulent les pique-bœufs. On arrête la voiture. À trois mètres, un chimpanzé attaché fume une cigarette et se gratte les aisselles à l'aide d'une petite branche. Il souffle indifféremment la fumée par la bouche ou par le nez.

chienUn chien pressé passe devant nous, et un peu plus loin, se fait tirer la queue par un ouistiti attaché. Il est habitué à cette blague, mais préfère ça plutôt que de passer trop près d'un babouin, attaché de l'autre côté, et dont il a peur. Il a raison ; le babouin, un mâle au nez bleu et au cul rouge, a mauvais caractère. Je m'approche de lui et il montre aussitôt les dents en frappant le sol du plat de la main.

Des gens arrivent et lancent du pain au ouistiti qui attrape au vol tout en sautant. Le babouin en crève de jalousie et fait tout un cirque destiné à effrayer le petit singe qui s'en fout et mange ; il sait bien que le babouin est attaché, tout comme lui. À la fin, les gens jettent le sac en plastique, avec les restes de pain, au babouin qui enfourne le tout dans sa gueule. Il réalise que ça n'est pas bon, et de sa main, va rechercher le sac au fond de sa gorge. Comme il ne trouve pas l'entrée du sac plein de bave, il s'énerve et le déchire. Puis il ramasse les miettes de pain, les mange... et avale les lambeaux de sac pour terminer. Derrière lui, une "babouine", attachée, le regarde placidement.

piscineptsinge1 ptsinge2Nous descendons vers la piscine. Un singe minuscule pousse des cris aigus car nous lui faisons peur en approchant. Il ne peut fuir car il est... attaché. Il mesure tout au plus vingt centimètres, queue comprise (et celle-ci fait plus de la moitié de sa longueur). Son nez est traversé d'un trait blanc horizontal, comme tracé d'un coup de pinceau. Ses mains sont lilliputiennes !

Plus loin, un singe, attaché, nous tourne le dos. Il a le poil ocre et une immense queue ocre. Il tourne la tête quand on approche ; sa peau n'est pas ocre, mais noire. Par contre, son ventre est ocre, ses yeux sont ocres. Il se retourne complètement et, attention, nous révèle un long phallus blanc, au bout rouge vif et pointu, surmontant de gros testicules bleu métallisé ! Vues les couleurs, ça doit être un mâle.

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On poursuit le chemin. Un autre petit singe fait des sauts périlleux entre le fond de sa cage et la grille. Celui-là n'est pas attaché, et pour cause. C'est un bébé babouin. Il passe les bras entre les barreaux, je tends la main, il la saisit et commence à m'épouiller consciencieusement. Manque d'affection. Je fais de même sur son bras pendant un moment. Lorsqu'on s'en va, il ne dit rien et reprend ses sauts périlleux.
Nous arrivons au bord de la piscine. Aboubakar est courageux ; il a mis un maillot de bain bien qu'il ne sache pas nager. Il n'est jamais allé à la piscine et ne connaît pas la mer. Quant aux lacs ou aux rivières, il n'est pas question d'en approcher car "il y a les mauvaises choses qui habitent dedans". Je lui montre comment s'y prendre pour quelques brasses, mais par réflexe il bat des mains vers le bas, comme un chien qui nage. Au bout du compte, il arrive à traverser la piscine en largeur. Il est crevé, il a bu la tasse, mais il rigole.

Entre temps, j'attrape un coup de soleil. Une grosse pluie arrive, sans prévenir, et repart aussitôt. Encore un coup de soleil... un coup de piscine, etc. Aboubakar à mal aux bras au point qu'il ne peut plus se hisser sur le bord du bassin. J'insiste pour qu'il se serve de ses jambes, mais :
- Les jambes, pour marcher.
Brusquement, la lumière vire au gris et l'orage éclate. Je devrais dire "explose" ; il est pile au-dessus de nous. Les éclairs se succèdent sans discontinuer. La plupart tombent du ciel, mais certains jaillissent du sol, d'autres traversent tout le ciel en zigzags, bouclent deux ou trois fois... On sort de la piscine et un gars accourt avec un parasol. Pour nous abriter ! Je tente de lui expliquer que dans la piscine, nous étions dans l'eau, donc mouillés, mais il tient à nous abriter tout de même. Ça n'a rien de pittoresque ; il pense au bakchich.
Sous l'auvent, à quelques mètres de là, nous buvons un café au lait. Il pleut tellement dru qu'on ne voit plus le paysage. Plus de prairie ni de pique-bœufs, plus de singes, plus de ciel. On distingue juste une vague couleur bleutée à l'endroit de la piscine, dans le mur d'eau gris et tiède. Cette douche-là dure plusieurs minutes.

Enfin, ça se calme. Aboubakar pense qu'on devrait en profiter pour prendre le chemin du retour, car les militaires n'aiment pas l'eau. On y va, mais ça se remet à tomber de plus belle. On s'abrite à côté d'un ouistiti noir avec le nez blanc. Il contemple la pluie. Une mouche se pose sur le poteau auquel il est attaché. D'un geste vif, il l'attrape. Puis, il la triture, la porte à sa bouche, la goûte, la reprend du bout des doigts, l'examine, et la remet dans sa bouche en mâchouillant. Finalement, il la crache dans sa main comme s'il s'agissait d'un noyau d'olive, ouvre doucement ses doigts et regarde la mouche qui s'envole, intacte.
On parvient enfin à la voiture. Le chimpanzé mange sa cigarette qui s'est éteinte sous la pluie.
Après le pont, la route est devenue un véritable torrent de latérite. L'eau boueuse saute par-dessus les talus, veut grimper aux arbres. Je demande à Aboubakar si le moteur ne va pas se noyer.
- Non, la pluie toujours comme ça, ici.

abou oIl conduit à 3 km/h. On ne voit plus les fossés, ni les nids de poule. Aboubakar m'explique qu'il voit les trous aux remous du courant. La situation est banale ; si une roue glisse dans un trou, on n'en sortira plus car la voiture sera "posée sur le ventre".

Enfin, la pluie cesse. On retrouve la grande route et ses militaires en léthargie. Ils sont transis, les pauvres. Ils ne nous arrêtent pas, et nous regardent passer avec des yeux tout tristes.

Aboubakar se marre.

M-Alexis-M
Paris, mai 1992.

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