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Chaque année, au retour de l'automne je m'aperçois brusquement que les jours ont raccourci. Je ressens alors confusément un besoin indicible mais puissant ; je me sens un peu "ours". Je sais les origines de l'homme toutes proches. La sensation est troublante car j'ai l'impression d'héberger un autre être en moi ; une deuxième conscience qui réclame l'hivernage, qui me fait subir le poids de son sommeil et ne se réveillera qu'au printemps.

D'ordinaire citadin, j'ai aisément enfoui cet instinct au fond de moi-même pour l'y oublier aussitôt. Mais cette année, je me suis fait campagnard et cet ego primitif, flairant sans doute la nature juste derrière la porte, insiste plus vivement au seuil de ma conscience.

Je loue depuis le printemps une minuscule maison basse et isolée, de deux pièces surmontées d'un grenier. Elle s'ouvre au Sud sur une petite cour pavée. Un grand parc à l'abandon, profond, envahi de ronces et de mauvaises herbes la borde sur les trois autres côtés. A vingt mètres à l'est de la maison, se trouve une mare. En tendant l'oreille, la nuit, on peut y entendre évoluer toute une population furtive, rampante et volante. C'est aussi un véritable nid à moustiques.

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Sir Alexander Mac Leod choisit cet instant pour bondir sur mes genoux et m'arracher en sursaut de mes rêveries.

Mac Leod est un petit chat d'origine indéterminée qui s'est présenté à ma porte avec les beaux jours, au moment où j'emménageais. Triant dans la cour caisses et cartons, j'alimentais un tas de vieilleries à jeter. Au moment où je lançais un magazine au sommet de la pyramide, celle-ci se mit à bouger curieusement puis s'écroula. Une petite boule de poils en surgit furieusement, passa devant moi en trombe, et grimpa les trois marches du perron pour exécuter un demi-tour en dérapant sur le carrelage de l'entrée. A cet instant seulement, je pus identifier un chaton de trois ou quatre mois. Il se posa sur son arrière train et me fixa du regard. Son poil était gris argenté, tout uni, avec seulement un losange blanc à la gorge qui lui dessinait un petit col immaculé. Ses yeux bleus et verts étaient très pâles. Le chaton semblait confiant, bien que ne connaissant ni les lieux ni moi-même.

Je lui demandais :

- Et d'où peux-tu bien venir, bonhomme ?

Mac Leod ne répondit pas, bien entendu, mais il jeta un regard dans son dos, comme s'il cherchait à localiser l'interlocuteur auquel je venais de m'adresser. Ne voyant personne dans la maison, il posa de nouveau son regard calme sur moi.

- Tu as faim, peut-être ? Tu veux du lait, proposais-je ?

Mac Leod, encore une fois, scruta la pénombre de la maison, avant de me fixer.

Je me levais et allais doucement à sa rencontre, m'attendant à le voir fuir. Mais il me laissa approcher sans esquisser un seul mouvement. Seuls ses yeux ne lâchaient pas les miens. Un peu surpris, j'hésitais avant de l'enjamber et me dirigeais vers la cuisine. Mac Leod se leva alors prestement, et, essayant de calquer ses pas sur les miens, m'accompagna jusqu'au réfrigérateur.

Il avait une démarche un peu sautillante, typique des chatons qui n'ont pas encore acquis la souplesse de leurs aînés. Pourtant son attitude ne manquait pas de cette fierté qu'ont les félins adultes ; la tête était haute et la queue, dressée, se terminait par le classique point d'interrogation.

Ce sont probablement ces premières images du chaton qui m'imposèrent la nuit même, dans un rêve curieux, le nom de "Sir Alexander Mac Leod". Je ne crois pas l'avoir baptisé ainsi par dérision seulement.

Je coupais du lait avec un peu d'eau dans une soucoupe et me baissais pour la proposer à Mac Leod. Le chaton se précipita sur ma main et s'y frotta. Je le caressais un instant en lui indiquant plusieurs fois du doigt la soucoupe. Ignorant le lait, il suivait tous mes gestes du regard et restait assis. Je me redressais et m'éloignais lentement. Après un petit moment seulement, il me quitta des yeux pour se pencher au-dessus du lait et le boire.

Je ne savais pas qu'avec l'apparition du petit animal commençait pour moi une année terrible. De longues journées de doutes m'ont laissé un souvenir assez pénible de cette époque. Aujourd'hui encore, je n'ose me prononcer. Je ne peux déterminer ce qui appartenait à l'imaginaire ou au réel.

Mac Leod lapait son lait et je retournais à ma cour et à mes cartons. Au crépuscule, j'avais quasiment terminé mes classements et créé deux tas ; l'un à brûler et l'autre à caser tant bien que mal dans la maison. Je remis le feu au lendemain et portai la deuxième pile à l'intérieur. Je fis pour cela plusieurs aller-retours. Au passage je vis que la soucoupe de lait était vide. Le chaton s'était éclipsé. Lorsque j'eus fini, je laissais la porte d'entrée entrouverte, au cas où Mac Leod déciderait de réapparaître. Mais en me retournant, je le vis sur le pas de la porte qui séparait les deux pièces. Il venait probablement d'entrer sans que je m'en aperçoive, à moins qu'il ne soit resté dans le fouillis de la maison. Cela n'avait rien d'extraordinaire, mais je me souviens d'avoir été très déconcerté sur le moment. Je me rappelle lui avoir dit :

- Où étais-tu, petit chat ?

Mac Leod regarda derrière lui, dans la pièce voisine. Cela semblait être une habitude chez lui... Je l'appelais et il vint vers moi. Lorsque je le pris dans mes bras, il ronronnait déjà. Je le caressais longtemps puis le déposais sur un coin de meuble avant de m'occuper du dîner.

A plusieurs reprises, je perdis le chaton des yeux et le retrouvais à divers endroits de la pièce ; sur le buffet, sur une chaise, sur la fenêtre ou un fauteuil. Il ne faisait strictement aucun bruit, et pas une seule fois je ne le vis en mouvement ; on aurait dit qu'il s'amusait à se déplacer aux moments où je ne le regardais pas.

Nous passâmes le repas à nous observer en silence. A chaque geste ou bruit que je faisais, Mac Leod se mettait à ronronner, puis son "ronron" décroissait progressivement jusqu'à disparaître.

Comme je l'ai déjà dit, un rêve troublant visita cette nuit-là mon sommeil.

- Je m'appelle Mac Leod, Sir Alexander Mac Leod.

Le chaton, énorme à moins qu'il fût tout près de moi, me répétait ce nom. Sa mâchoire s'ouvrait en bonne concordance avec les mots qu'il prononçait, mais ses lèvres restaient inexpressives. Par contre, ses moustaches plongeaient en avant sur les "o", les "u" ou les plosives et s'effaçaient sur les côtés pour les "a", les "i" et les sifflantes.

- Mon nom est Sir Alexander Mac Leod. Alexander pour mon prénom, Mac Leod est mon nom de famille ; une grande famille...

Entre chaque phrase, articulée lentement comme s'il s'adressait à un enfant ou un idiot, le chaton respectait un silence qu'il employait à regarder attentivement autour de lui, et particulièrement dans son dos. Il se pencha encore :

- "Sir" est un titre d'honneur auquel je tiens beaucoup, me confia-t-il.

La voix de Mac Leod était profondément calme et posée. Le chaton semblait avoir une grande assurance.

- Mais toi tu peux m'appeler Mac Leod, ou simplement Alexander.

Après un énième regard derrière lui, le chaton se leva et s'effaça pour réapparaître de l'autre côté et répéter les mêmes litanies. Ce schéma s'est produit peut-être dix fois, vingt fois dans la nuit, et chaque fois, je croyais que c'était la dernière. J'entendais toujours sa voix avant de pouvoir le localiser :

- Je suis Sir Alexander Mac Leod... rabâchait-il.

Et il se manifestait soit sur les côtés, juste contre mes oreilles, soit derrière ma tête. Et je pouvais le voir, tout près.

- ... auquel je tiens. "Sir"...

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A mon réveil, je vis le chaton qui attendait, patiemment, pelotonné sur une chaise. Lorsque je m'assis, il sauta sur le sol en miaulant et me rejoignit sur le lit comme pour me saluer. Il ronronnait affectueusement.

- Salut, Mac Leod, dis-je en lui adressant une caresse. Le chaton s'immobilisa - à l'énoncé de son nom ? - et me regarda sans se retourner.

Je me remis à mes aménagements et ne vis pas Mac Leod de la matinée. Je le devinais pourtant, fouinant derrière la maison, à l'orée du parc. Parfois, je dressais l'oreille, aux bruits de courses et aux couinements que je percevais. Sur le coup de midi, une cavalcade effrénée et des cris aigus de bestioles me poussèrent à jeter un coup d'oeil sur le côté Est de la maison. Je ne vis rien. Inquiets, j'appelais le chaton. Les bruits de courses s'évanouirent instantanément et Mac Leod apparut sur le mur de la cour. Il m'adressa un bref "miaou" pour plonger de nouveau dans les ronces.

La journée s'annonçait lourde et l'après-midi serait trop chaud pour travailler à l'extérieur. Je mangeais sur le pouce et m'attelais à divers bricolages. Sir Alexander Mac Leod, au gré d'une visite, s'aperçut qu'il faisait plus frais dedans que dehors. Il décida donc de m'honorer de sa présence, immobile et silencieuse, jusqu'au coucher du soleil. Il ne me quittait pas des yeux, mais tous les chats sont ainsi.

- Ce que je fais est passionnant, grognais-je ?

En guise de réponse, Mac Leod jeta un regard dans son dos où il savait pertinemment qu'il ne rencontrerait que le mur.

En fin d'après-midi, il se leva, s'étira avec volupté, puis se dirigea promptement vers la porte entr'ouverte. Deux minutes plus tard, les mêmes bruits de poursuites et piaillements que dans la matinée recommencèrent. Je n'avais plus aucun doute quant à leur nature : Mac Leod s'en donnait à coeur joie avec les mulots, les musaraignes et autres rongeurs. Les courses-poursuites avaient lieu la plupart du temps à l'orée du bois, du côté Nord de la maison, mais elles pouvaient se déplacer brusquement, tantôt sur les côtés et parfois même sur le toit. La similitude avec la quasi-ubiquité de Mac Leod, dans mon rêve de la nuit précédente, me frappa soudain.

La nuit arriva et Mac se défoulait toujours. Je décidais de l'appeler car les cris des rongeurs dont l'agonie durait un peu trop à mon goût m'exaspérait. Laissant la porte d'entrée ouverte, je traversais la cour et me penchais au-dessus du muret pour scruter la pénombre du bois. J'appelais et tapais dans mes mains, mais le chaton ne répondait pas. Je tendais l'oreille ; les cavalcades semblaient en tous cas avoir cessé. Je décidais d'attendre un moment, et jetais un coup d'oeil à la porte qui était resté grande ouverte. Les moustiques de la mare et les papillons de nuit, attirés par la lumière, devaient avoir investi la maison. J'allais porter mon regard au-delà du mur lorsque je remarquais la petite silhouette, postée sur le coin du toit comme une gargouille ; Mac Leod m'observait en silence, et ce depuis un certain temps sans doute. Je ne fis aucun commentaire et me contentais de le fixer à mon tour, sans esquisser un seul mouvement. Mais je perdis patience avant lui et finis par dire doucement :

- Tu viens quand tu veux, Mac !

Un regard dans son dos, puis en deux bonds il fut dans mes bras, ronronnant toute son affection. Portant le chaton, je rentrais et fermais la porte.

Pendant que je préparais un dîner tout en pestant contre les insectes, Mac Leod s'assit au milieu de la pièce et fit sa toilette. Je m'installais à table lorsqu'un gros papillon survola mon assiette et plongea lourdement vers lui. Mac Leod qui interrompit ses ablutions. D'un coup de patte trop rapide pour que je puisse le distinguer, le chaton intercepta l'insecte et le plaqua au sol. Il joua un instant avec, mais ayant repéré les autres bestioles dans la pièce, il le croqua rapidement pour s'occuper des suivants.

Le spectacle était sidérant : un chaton si jeune aux gestes si rapides et efficaces ! Mac Leod semblait pris de fringale. Une bouchée croustillante suivait chaque saut. Alors que j'allais commencer mon fromage, une belle araignée déboula de derrière mon bureau et tenta la traversée de la pièce. Il l'avala à mi-chemin. Je finissais mon pain lorsqu'il régla le sort d'une phalène. Mon dessert coïncida avec un petit papillon ocre et le café sembla moins bon que le dernier moustique attrapé par Mac. Lorsque je débarrassais mon repas, aucun papillon, pas même un moustique n'en avait réchappé.

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Sir Alexander Mac Leod, assis à l'horizon du lit, détourna son attention de moi pour se lécher la patte avant droite.

- Regarde, c'est chez moi, dit-il.

Puis il se redressa et replia sa queue contre lui. Un paysage aux géométries parfaites se substitua aux draps. Mac Leod semblait avoir disparu. Je n'arrivais pas à apprécier correctement les distances dans ce lieu, car aucun objet, ni même aucune forme ne m'était familière. Je m'aperçus que je n'avais aucun corps à ma disposition, et que je me mouvais pourtant. Déplacements et mouvements oculaires - avais-je donc des yeux ? - se faisaient hors de ma volonté. J'allais réclamer des explications lorsque Mac Leod reprit la parole sans se montrer :

- Du calme, regarde ! Je te montre mon pays, ma planète. Je te guide parmi mes souvenirs. Regarde !

Sir Alexander Mac Leod me conduisit longtemps dans son monde. Il me montra des jardins ordonnés à la perfection et des villes excellemment policées. Des êtres qui n'habitaient aucun corps nous croisèrent. Ils étaient des présences pourtant parfaitement tangibles mais non-incarnées.

Chaque rencontre s'agrémentait de salutations fort civiles et fort longues. Apparemment, le protocole variait autant qu'il existait de gens pour l'appliquer. Chaque individu semblait devoir se conformer à un comportement qui exprimait sa position sociale. Au fur et à mesure que la procédure de politesses se déroulait, tel acteur modifiait son attitude, à ce que je pus comprendre, en fonction de celle de l'autre, et ce jusqu'à ce qu'ils trouvent une situation d'équilibre hiérarchique. Bref, aucun bonjour ne fut semblable au précédent, mais tous s'éternisèrent jusqu'à ce que chacun soit bien assuré de l'estime de son prochain.

Ces comportements sociaux extrêmement développés transparaissaient dans toutes les moeurs de cette civilisation ; la notion d'autrui était prédominante. Je me pliais au protocole - avais-je le choix ? - mais je ne pus retenir la pensée que de telles obligations pouvaient devenir oppressantes. L'excitation perça dans la voix de Mac Leod qui n'avait cessé de commenter les événements :

- Tu as deviné la raison de ma présence sur Terre !

Je me réveillais en sursaut. A mes pieds, le chaton s'éveilla aussi et m'adressa un regard avant de bâiller pour se rendormir. J'étais en sueur. Je ne savais plus trop à quel degré de réalité j'appartenais à ce moment-là. Il me semblait avoir vu, à l'instant, Sir Alexander Mac Leod me reprocher de lui avoir fait faux bond lors de son tour du propriétaire. Avais-je rêvé ?

- Je suis en stage. C'est une sorte une thérapie.

Cette fois, j'étais bien éveillé, du moins le croyais-je. Les grands yeux pâles de Mac Leod m'avaient fixé pendant qu'il m'adressait la parole ; pourtant je le voyais endormi contre mes pieds. Je me retournais et le vis de nouveau. Le chaton était dans l'entrée. Il me tournait le dos et humait sous la porte les odeurs de la nuit. Je me levais, lui ouvris et la nuit sans lune le déroba. Je me réfugiais sous les couvertures.

Réveillé à l'aube par des miaulements, je remarquais Sir Alexander Mac Leod qui m'appelait derrière la fenêtre sans volets. Je m'approchais et il se baissa pour attraper dans sa petite gueule une proie encore palpitante. C'était un merle aussi gros que le chaton lui-même. Le saisissant à pleines dents, Mac Leod le projeta dans la pièce et se précipita derrière lui pour l'achever.

Quelque chose sur le mur de la cour attira mon attention ; je me penchais par la fenêtre et vis un parfait alignement de dépouilles. Après être sorti dans la cour, je dénombrais une poule d'eau, un corbeau freux, deux lièvres, un pigeon, un deuxième merle, et plusieurs moineaux et rongeurs, dont trois écureuils. Chaque victime n'était qu'en partie dévorée. Leurs postures, figées par la mort, dénonçaient de multiples fractures infligées avec une rare sauvagerie.

Je m'asseyais sur les marches de la maison, interdit, et observais Mac Leod qui disposait sa dernière proie au bout de la brochette qu'il avait constituée au cours de la nuit.

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- Nous ne sommes jamais arrivés à nous affranchir totalement de la violence. Il doit s'agir d'un besoin inhérent aux êtres pensants, même s'ils n'ont pas de corps. Car la pensée elle-même se nourrit de la possibilité d'expérimenter, donc de sentir, aimer, haïr, etc...

Illustrant ses mots, Mac Leod extrayait de sa mémoire des scènes qu'il imposait à ma conscience - ou à mon inconscient -. En ce moment, un de ses voisins nous croisait. Il allait se livrer aux habituelles salutations lorsque Mac Leod l'ignora et poursuivit son chemin. A l'expression du voisin, je mesurais la violence de l'outrage.

- C'est à cause, ou plutôt grâce à lui que l'on m'a exilé... pour mon bien. Mac Leod ne semblait pas garder rancune et il s'expliquait sur un ton toujours parfaitement mesuré.

Je quittais la chaise où j'avais dû m'assoupir, et tendais une main hésitante vers Sir Alexander. Il se mit aussitôt à ronronner et se livra sans mesure à mes caresses. Mais derrière les paupières du chaton, qui se fermaient de plaisir, les yeux pers de Mac Leod étaient toujours là, rivés aux miens.

La journée se passa sans autre événement, si ce n'est les échos des chiens d'un voisin fermier qui habitait juste au Nord du parc. Un concert d'aboiements se déclencha en début d'après-midi. Trois chiens furieux emplirent le silence de la mi-journée de leurs hurlements enragés. Ils se battaient et cela dura bien trois ou quatre minutes. Il fallut apparemment l'intervention de leur maître pour les séparer et l'homme ne compta pas chichement les coups de bâton, me sembla-t-il aux cris de douleur poussés par les trois chiens l'un après l'autre.

Mac Leod ne se manifesta qu'à la nuit tombée. J'entendis, provenant du sous-bois à l'est, des crachements et des cris de chats. Sorti sur le perron, je les localisais aux alentours de la mare. Je traversai la cour et franchis les ronces. La lumière du crépuscule ne permettait plus de distinguer les couleurs, mais on pouvait encore discerner aisément les formes. Les cris s'étaient tus et je n'entendais plus que des grognements sourds.

Je faisais moi-même trop de bruit. Mais avant d'être repéré, je pus assister aux derniers pas de danse d'une parade dont l'auteur n'était autre que Mac Leod, et l'élue une grosse chatte. Cette femelle avait manifestement déjà beaucoup donné au badinage et à la maternité. Elle disparut promptement dans les fourrés dès qu'elle m'aperçut et le chaton se retrouva seul avec ses ronds de jambe et ses grondements qui se voulaient impressionnants. Il ne le prit pas mal, car après avoir esquissé quelques bonds dans la direction qu'avait prise la chatte, il me vit et me salua par un long miaulement avant de s'approcher.

- Je te rappelle, Mac, que tu n'as que quelques mois. Ce genre d'activité n'est peut-être pas encore de ton âge, lui dis-je amusé.

Mac tourna la tête pour contempler un instant la mare. Je fis demi-tour vers la maison, l'invitant à me suivre, et après quelques enjambées, je regardais dans mon dos pour m'assurer que le chaton me suivait.

- Mac ! Qu'est-ce que... ?

Il m'avait bien emboîté le pas, mais avec difficulté car il traînait une proie trois fois plus grosse que lui. C'était un chat adulte, un grand chat sauvage, roux et tigré. L'animal avait les oreilles déchirées, les yeux crevés et tout le museau lacéré. Son ventre était en charpie et laissait échapper ses viscères. Le chaton laissa retomber sa victime. J'étais écœuré. Je m'accroupis auprès de la pauvre bête. Mac se mit à ronronner et se frotta contre mes genoux. Le chat roux avait du être un prétendant que Sir Alexander avait évincé. Je commençais à me poser sérieusement des questions à propos du chaton lorsque le téléphone, depuis la maison, m'interrompit. Je courus à travers les ronces, traversai la cour en deux enjambées, m'engouffrai dans la maison et décrochais. C'était mon voisin le fermier, qui sans préambule me demanda :

- Z'auriez pas remarqué une bestiole, ces jours-ci, dans le coin ? Une espèce de rat ou de fouine, j'sais pas. Mais un animal très rapide ! Y m'a tué une dizaine de poules et même le coq ces jours derniers, ainsi qu'des canards. Le con. J'les ai tous retrouvés dans l'bois, complètement décortiqués. Mais pas mangés !

- Une dizaine de...

- Et mes chiens, coupa-t-il. C't'après-midi ! J'ai rien vu, je f'sais la sieste, mais ma femme, elle a eu le temps d'voir le dernier se faire égorger !

- Quoi ? Egorger ?

- Ouais ! La bestiole s'accrochait à son cou. Comme un vampire, j'vous dis ! Elle lui labourait la gorge avec les pattes d'derrière. Même qu'elle lui arrachait la peau avec les dents, y paraît !

Pendant que le fermier me racontait par le menu la mort de ses chiens, Mac Leod qui m'avait rejoint, passait et repassait tendrement dans mes chevilles, semblant vouloir s'y enrouler. Sir Alexander, une petite "bestiole" rapide ? Mac Leod, égorgeant un chien ? Ce n'était pas possible. Pourtant les merles, le corbeau, les lièvres et le chat sauvage avaient bien péri sous ses griffes. Je l'avais vu aussi attraper des insectes sans coup férir et avec une célérité phénoménale.

J'assurais à mon voisin n'avoir rien remarqué. Je lui promis d'ouvrir l'oeil, et surtout de le tenir au courant.

--

Mac Leod, assis contre mon oreille droite, penchait la tête vers moi.

- Le programme consiste à se trouver confronté à des états primitifs pour compenser les exigences de l'hyper-civilisation que je te montrais auparavant, dit-il.

Tout habillé, je me réveillais entre chien et loup sans savoir si c'était le soir ou le matin. Pas de traces de Sir Alexander Mac Leod. Je restais longtemps assis sur le bord du lit, l'esprit emprisonné par les réminiscences de la nuit et les yeux perdus au-delà de la fenêtre.

Lorsqu'il fut certain que le jour allait croissant, je mis le nez dehors. Je trouvais au pied de la porte Sir Alexander Mac Leod accompagné de deux moutons et d'un renard. Morts. Le chaton s'étira sur la plus haute marche et les cadavres, échelonnés sur les trois dernières, étaient raides, saignés comme l'avaient été les précédentes victimes du chaton et comme l'avaient probablement été les chiens du fermier voisin.

Dans la mâtinée, le téléphone sonna six coups. Je ne répondis pas. Lorsque la sonnerie s'arrêta, je débranchais l'appareil. Je m'occupais au grenier pendant la première moitié de la journée. Vers midi, après m'avoir assuré de toute son affection, Mac partit faire un tour.

J'arrivais petit à petit à reprendre le sens des réalités. Les massacres du chaton, bien qu'incroyables et franchement sauvages, n'expliquaient pas mon état d'hébétude. Ces visions étaient-elles provoquées par Mac Leod ? Peut-être les trophées de chasse n'étaient-ils pas réels ? Je me rappelle pourtant clairement les avoir enterrés, loin derrière les ronces, à l'abri du sous-bois. Mac Leod m'avait suivi en ronronnant ; il avait flairé la terre fraîchement remuée et n'avait pas protesté lorsque ses proies avaient disparu au fond du trou.

Passif, je m'étais laissé gagner par le doute et je ne savais plus à quel élément me raccrocher, le soupçonnant d'être une illusion. Mes rêves semblaient trop réels ! La réalité pouvait-elle être aussi cauchemardesque ?

- Les peurs, les envies, les plaisirs doivent être expérimentés jusqu'à saturation.

Le chaton jeta un regard dans son dos avant de continuer :

- Chasses, bagarres, femelles, affûts, repas, fuites... Quelles sensations fortes !

J'émergeais avec une impression de gueule de bois. Un café que j'avais contemplé en train de bouillir ne réussit pas à me mettre correctement sur pied. J'allumais la radio et tombais sur un "flash" qui expliquait comment les animaux sauvages susceptibles de vivre dans la région chassaient et achevaient leurs proies. Décidément !

Un panel de spécialistes avait débattu la veille à la télévision, et la radio présentait un résumé des différents avis. Le Professeur Machin pensait qu'il ne s'agissait pas d'un rapace, ni d'un renard, ni d'un loup ou d'un chacal. Qui, il ? Le Docteur Truc prétendait que quelle qu'en soit la race, ils devaient être nombreux, toute une bande. En effet, le nombre de moutons, cochons, bœufs ou chevaux portés disparus ou retrouvés morts chaque nuit dépassait les capacités d'un seul spécimen, tout carnivore et sanguinaire qu'il fût. L'écologiste de renom, Monsieur Bidule, attaché au secrétariat de l'environnement, promit que l'on compterait les félins des zoos de la région et des cirques de passage. Le journaliste qui animait le débat demanda s'il ne fallait pas rapprocher les massacres de ces troupeaux de la disparition des trois personnes qui avait alimenté les faits divers du département. On douta, puis on nia ; tout de même, le chasseur était armé, la femme dans sa voiture, et le bébé dans son lit qui se trouvait dans une chambre au premier étage d'une maison dans un village. Et dans ces trois cas, il n'y avait eu aucune trace de combat.

Effrayé, j'éteignis la radio. Où était Mac Leod ? J'avais perdu le compte des jours avec ces sommeils habités ou ces réalités hallucinées. S'il n'était pas ici, depuis quand était-il parti ? Fallait-il avertir les autorités ? Dénoncer un petit chaton de quelques mois, quel ridicule !

Depuis le printemps, durant tout l'été ainsi que l'automne, Sir Alexander Mac Leod avait-il sévi ? Combien de victimes cela faisait-il, du mulot jusqu'au bœuf ? Et tant qu'on y est, combien d'êtres humains ?

--

Les premières gelées arrivent et le chaton n'a pas reparu. Les massacres ont cessé et les médias ont trouvé un autre cheval de bataille.

L'après-midi s'annonce aussi froid, aussi gris que la matinée et je tarde à finir mon repas. Par la fenêtre embuée, je peux distinguer des moineaux alignés, serrés sur un fil électrique qui surplombe le mur sud de la cour. Ils sont plus d'une dizaine. Je commence à réunir les miettes de pain éparpillées sur la table pour les leur proposer, lorsqu'ils s'envolent brusquement, chacun dans sa direction. Le fil est vide, hormis un moineau, petit, seul, qui achève de s'y poser.

J'ouvre malgré tout la fenêtre et y dépose les miettes. Aussitôt, le moineau quitte le fil et se pose sur le chambranle, à quelques centimètres de ma main. Je lui parle. Il penche la tête et me regarde de trois-quart, de cette façon propre aux oiseaux. Les miettes ne semblent pas l'intéresser et je lui demande doucement :

- Tu n'as pas faim ?

Le moineau regarde derrière lui un moment puis me fixe de nouveau pendant que je ferme brusquement la fenêtre et décide de l'oublier.

M.Alexis.M - 1990

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